La porte se ferme enfin, et Noah peut pousser un soupir de soulagement. Sa mère s'est enfin décidée à le laisser tranquille pour ce soir, après l'avoir bordé et lui avoir lu une histoire. Enfin presque. Il a treize ans, mais elle croit encore qu'il en a moitié moins. A peine voit-il la lumière du couloir s'éteindre, et ses pas descendre l'escalier, qu'il rallume sa lampe de chevet et défait l'ordre si parfait du lit bien bordé pour s'asseoir sur son lit. Il fouille dans le double-fond de sa table de chevet pour en sortir son coffre aux trésors. Dedans sont cachées toutes les choses que ses parents ne doivent jamais voir, jamais connaître, et qui ne sont son seul jardin secret. Pas même à sa sœur il n'a déjà tout montré. Surtout pas ce qu'il en sort à cet instant. Noah se lève pour aller ouvrir la fenêtre, et à l'aide d'un briquet dérobé à son père, allume une cigarette qu'il lui a de même volé. Il tousse un peu. Ce n'est pas la première fois qu'il fume, mais il est encore jeune, et ne s'est pas encore habitué à fumer comme un pompier, même si c'est son but, quoiqu'il en coûte. Le goût est âpre, comme s'il mangeait de la cendre et mettait la langue au dessus d'un feu, mais il prend son mal en patience et, s'allongeant sur le lit, se délecte de toutes les images, de tous les rêves que lui donne ces simples feuilles de tabac entourées de papier qui brûlent jusque dans ses poumons. Ils se voient semblable à James Dean, le héros de son enfance, de son adolescence, celui qu'il veut imiter depuis qu'il l'a vu crever l'écran du cinéma. Ses parents n'ont pas compris sa passion pour ce garçon trop rebelle, trop différent, et n'ont fait que condamner tous ses passages à l'écran. Alors Noah est allé en douce au ciné-club, et a regardé, admiré, révéré, vénéré les rares films où il apparaît. Il a essayé, comme lui, d'adopter une attitude rebelle, d'avoir le même regard et la même démarche, sans plus savoir s'il ne faisait qu'imiter ou si au fond de lui, il était ainsi, un garçon en conflit avec ses parents et le monde.
Noah toussote alors que la fumée envahit maintenant toute sa chambre. Dans quelques minutes il va étouffer s'il ne chasse pas toute cette fumée, mais ce qui lui fait le plus peur, c'est de se faire réprimander par ses parents. Quoique, James Dean, lui cela ne l'embêterait pas. Après tout, il faut assumer ce qu'on est. Tout de même, il n'a pas envie de mourir maintenant, il y a tellement de choses à voir dans le monde, qui mérite qu'on ne meure pas tout de suite. Il éteint alors sa cigarette dans le cendrier présent dans sa boite et jette le mégot par la fenêtre. Il agite ses bras pour essayer de dissiper la fumée et de la faire sortir. Il s'allonge à nouveau sur son lit, son coffre aux trésors dans les mains. Il fouille entre les figurines et les papiers divers, récoltés au cours d'une vie déjà bien remplie à flâner dans les rues et les magasins au lieu de faire ses devoirs, et sort un petit disque vinyle. Il aimerait pour le poser sur le tourne-disque, mais il dérangerait toute la maisonnée qui dort et le croit endormi. Ses parents, ce ne serait pas grave, mais il ne voudrait pas écourter le précieux sommeil de sa sœur. Alors il se contente de regarder la pochette du disque, un Miles Davis, et s'en rappelle instantanément les notes, la voix, et se refait dans sa tête toute la chanson, sans même avoir besoin de poser le disque sur la platine. Accompagné de cette musique il fouille encore un peu, et parcourt les cartes postales que lui ont envoyées ses cousins, ses oncles, tantes et amis partis en vacances au quatre coins du pays, à San Francisco, à Atlanta, à Yellowstone ou encore à la Nouvelle Orléans. La musique de Miles Davis s'accorde subitement et parfaitement avec la photographie d'une des rues de la Nouvelle Orléans, où il s'imagine gronder les graves pulsations d'un club de jazz et les attaques délicieuses d'une trompette. Il a l'impression d'y être, tant la musique dans sa tête, s'amplifie, se précise, déroule ses notes et ses folies au rythme des percussions qui saccadent ses envies. Il ferme les yeux et vit ainsi, au son du club de jazz dans sa tête, que son imagination fait vivre comme s'il était véritablement sous ses yeux.
L'odeur de la fumée se fait de plus en plus forte, mais cette fois il n'a pas envie de tousser, comme s'il parvenait enfin à la supporter. Il n'aurait peut-être pas dû ouvrir la fenêtre tout compte fait, et rester dans cette atmosphère fumeuse qui maintenant lui plaît. La musique continue, toujours plus forte, toujours plus vraie à ses oreilles, quittant étrangement un peu les sillons du disque qu'il connait par cœur. Miles Davis semble s'accorder quelques folies dans son solo, quelques folies que Noah ne reconnaît pas, mais qu'il aime déjà. Il ouvre les yeux, afin de retrouver l'image de la carte postale qui s'efface un peu dans sa mémoire. Mais ce qu'il voit c'est que la carte postale l'a comme avalée, où qu'il s'est jetée dedans, et qu'il se trouve maintenant au milieu de cette rue en pyjama. D'abord un peu sous le choc de cette chute dans une carte postale, il ne prend pourtant pas peur la seconde suivante, car il se rend compte qu'il se trouve devant le club de jazz où joue ce soir Miles Davis, là où dans ses rêves les plus fous, il a toujours rêvé être. Au lieu d'un effroi causé par le déplacement subit à des kilomètres du nid clos et douillet de sa chambre, c'est l'excitation et la joie qui s'étalent sur son visage. Demain peut-être, on pensera à s'inquiéter de comment rentrer.

« Viens, Josh, on s'en va. Je veux plus entendre ça. »
« Attends Noah, je comprends pas pourquoi tu fais ça... »
« Tu vas pas être comme eux non plus ? J'ai dit que j'arrêtais, un point c'est tout. »
« Cette décision ne te revient pas, tu le sais bien. C'est nous qui savons ce qui est le mieux pour ton avenir. Tu dois continuer les études de journalisme. »
« C'est ça oui, vous qui n'avez jamais rien su avoir dans la vie. » Touché.
« Retire ce que tu viens de dire tout de suite. »
« Non. J'ai vingt ans maintenant. Vous n'avez plus rien à me dire. »
« Tu ne seras majeur que l'année prochaine, alors oui on a encore des choses à te dire. »
Noah hausse les sourcils et s'éloigne déjà, prêt à claquer la porte, mais la main de Josh le retient.
« Noah, j'aime pas quand tu fais ça. Tu pourrais faire tellement mieux ! »
« Faire comme toi, passer ma journée le nez dans les bouquins à apprendre un monde que tu ne vas jamais voir de tes propres yeux ? Tu pourrais faire tellement mieux. »
« Noah tu es tellement méchant. »
« Je suis désolé Josh, si je te blesse. Mais on peut faire tellement mieux que ça, qu'eux. »
« Je ne comprends pas ce que tu veux Noah, tu peux déjà aller où tu veux, alors que moi je ne peux rien faire, je suis clouée ici. Et ça ne me dérange même pas. »
« Un jour, tu en auras marre. Je veux pas me vanter, mais quand je serais plus là, tu feras quoi toute la journée à part manger tes livres ? Tu vas finir par te transformer en dictionnaire. Je veux pas que ma petite sœur devienne un dictionnaire. Elle non plus ? »
« Non... Enfin, je ne crois pas. »
« Alors viens avec moi. Maintenant. Partons. »
« Je veux pas que tu partes où qu'on parte si c'est juste sur un coup de tête. Souviens-toi que moi, je suis celle qui réfléchit. »
« Et bien ne réfléchis pas trop longtemps, et va prendre tes affaires. Je te retrouve là-haut dans une minute, et on s'envole pour l'aventure. » Il lui fait un clin d'œil. Josh hésite une seconde puis court dans l'escalier.
« Joshua, qu'est-ce que tu fais ? »
« Elle vient avec moi. »
« Non, on ne te laissera pas faire ça. Tu peux partir si tu veux, mais ne prends pas notre fille. »
« Elle est d'abord ma sœur, et je ne veux pas qu'elle reste enfermée dans ce trou à rat. »
Son père court vers l'escalier, mais une volute de fumée plus tard, Noah lui bloque le passage, tout en s'allumant une cigarette.
« Arrête de faire ça. Ce n'est pas bien. Arrête d'être insolent. Et Arrête de fumer dans la maison ! »
« J'appelle pas ça une maison, moi. » Il regarde sa montre. « Ah, je crois qu'on peut y aller. »
Noah disparaît dans un nuage de fumée et apparaît dans la chambre de Josh qui vient de finir sa valise. Il lui tend le bras et prend sa valise. « Allez, en route beauté ! » Les parents font irruption à cet instant, alors que la fumée envahit déjà la pièce. Noah à juste le temps de leur faire un clin d'oeil tout en disant « Adios amigos ! »