La littérature, une échappatoire efficace contre l’ennuie du monde. Il n’était pas particulièrement brillant ni cultivé, mais c’était quelque chose qui lui plaisait. La librairie était un endroit relativement rassurant ou il prenait la peine de se détendre quelque peu, d’oublier momentanément ses soucis quotidiens. Parce que s’interroger à savoir quand il allait foutre le camp, c’était blasant. Laisser passer, sans se préoccuper plus qu’il ne le fallait. Si seulement… Si seulement il osait se laisser porter par cette unique pensée réconfortante. Mais il sentit quelque chose se bouleverser au fond de lui et il mordilla sa lèvre inférieure, replaçant un exemplaire de Melville sur la tablette, comme s’il n’avait jamais bougé de là. Il observa autour de lui pour constater un afflux certain à l’intérieur de la boutique, ce qui n’était certainement pas pour lui plaire. Il jeta son révolu sur les vitres… trempées. Évidemment.

Lorsque les premiers signes apparurent, il pivota sur lui-même, balayant d’un regard scrutateur l’endroit à la recherche d’une sortie rapide, efficace et, surtout, aussi discrète que possible. En vain, il n’y avait qu’une entrée. Mais ses yeux n’avaient de cessent d’observer la pluie drue qui tombait. Si ça se trouvait, ce n’était rien qu’un léger malaise passager. Il ne se volatiliserait pas. Il ignora le vague étourdissement et se glissa entre les clients qui se pressaient à l’intérieur en jurant contre la température extérieure. Ce n’était tout de même pas la mer à boire, si? Enfin… façon de parler.

Il longea de nouveau les ranger, suivant instinctivement des yeux les thèmes affichés se disant qu’il ne cherchait rien en particulier, qu’il aimait un peu de tout et qu’il refusait de se limiter à une seule idée. Son malaise semblait s’estomper, ce qui n’était certainement pas pour lui déplaire, et il sembla momentanément respirer plus librement. Une conversation attira inévitablement son attention, le faisant sourire. En captant les mots de la conversation, il songea qu’à son époque, un incapable n’aurait pas fait longtemps feu sur leur terrain. Il n’était pas friand de ce genre de comportement qui lui faisait dresser les poils de la nuque de frustration. Hannibal s’éloigna distraitement, silencieux, pour filer à quelques deux ou trois rangers de différence de là. Ses yeux ne purent résister à l’étrangeté et la fantaisie exagérée du rayon fantastique. Il n’avait jamais daigné ouvrir les pages de ces livres, comme s’il s’agissait pour lui d’une folie peu naturelle. Il osa tout de même tendre la main vers une couverture au hasard, solide et douce sous ses doigts, aux couleurs particulièrement sombres dont le titre, argenté, ressortait avec force et vouloir. Il ouvrit les pages, lentement, plissant le nez devant l’écriture qui s’étant sous ses yeux trop curieux. En lisant quelques lignes, se fut sans doute la déception, mais il grommela quelque chose d’incompréhensible par rapport à la stupidité trouvé là. Il ne serait décidément jamais un fanatique de la littérature fantastique qui ne lui inspirait décidément rien.

Au moment où il reposait le livre à sa place, un élancement douloureux dans son cou, suivit de ce début de migraine si familier le força à s’agripper au premier objet qu’il trouva pour ne pas s’effondrer sur le coup, l’intensité lui voilant les yeux momentanément. Il secoua la tête et, empirant son cas, se sentit soudainement perdre l’équilibre. Il s’accrocha littéralement à la première tablette de livres à sa portée… tablette qui n’était évidemment pas fait pour supporter un tel poids. Tablette qui, au bout d’une minute, céda inévitablement, entrainant son corps dans sa chute fracassante, et surtout, tout à fait bruyante, ameutant inévitablement le libraire par le même fait.

-Je remplacerai! Je remplacerai votre dû, n’ayez crainte, je suis vraiment navré!

Son ton se faisait incertain, mais il resta au sol un moment, se disant qu’il aurait pu faire l’effort de ramasser les livres. En vain, il ne tendit même pas la main dans leur direction et songea plutôt qu’il aurait du suivre sa première idée et s’en aller rapidement… Maintenant, ce n’était plus le temps… Et du temps, il n’en restait presque plus.

On vint à son aide sans qu’il ne l’ait demandé outre mesure. Il jeta un regard vaguement désespéré sur la jeune fille, percevant difficilement ses traits tant l’étourdissement le prenait de cours. Il entendit bien sa voix, toutefois, et ressentit bien la main jeune posée sur son épaule sur laquelle il rejeta d’instinct son regard curieux qui prenait sans cesse le dessus sur tout évènement, quel qu’il soit. Il reporta son attention sur elle, une fraction de seconde et songea qu’il n’avait jamais réellement la chance de s’arrêter pour discuter avec les gens avant que ceux-ci ne le prennent pour un véritable taré. Se lever? S’il pouvait se lever? Drôle de question. Et brusquement, il repensa à sa main d’enfant posée sur lui, à ce visage vaguement inquiet qu’il percevait tout de même. Une foule s’était déjà attroupée près d’eux et une vague de panique l’envahie soudainement. Il n’y avait jamais eu de témoin, et maintenant il y en avait une dizaine. Il fit de gros yeux à la jeune fille, surpris de la voir toujours là.

-Non! Vous ne devez pas me tou…

Il ne termina ni ne terminera sans doute jamais cette phrase. Le sol se déroba sous ses pieds et sous un haut-le-cœur violent, il fut contré de fermer les paupières pour ne pas voir l’éclat de couleurs exploser brusquement devant lui. Il s’affala au sol sans en prendre conscience, l’ayant perdu entre temps.

Ce fut l’odeur du feu et la chaleur des cendres contre sa peau qui l’éveilla en sursaut. Lorsqu’il ouvrit les yeux, la première chose qu’il remarquait près de lui fut le petit corps qu’il avait malencontreusement entrainé à travers son énième voyage temporel. Il jura et se pencha sur la jeune fille pour examiner son visage. Elle ne souffrirait peut-être pas autant que lui du choque physique que son don provoquait, mais… bon sang, où étaient-ils débarqués? Il se releva de terre pour observer le décor qui l’entourait. Une grande route vide, plus au nord, une impressionnante fumée danse, sans doute était-ce de là que provenant l’étouffante odeur qui lui prenait à la gorge. Le vent soufflait dans leur direction, d’où aussi la plus de cendre. À tourner autour de lui, toussant parfois un coup ou deux, il constata qu’ils étaient toujours en Amérique. Quand exactement? Ça, encore un mystère qui demeurait pour le moment tout à fait insolvable. Il repensa à tous les grands incendies que l’Amérique avec connue, sans parvenir à se repérer davantage dans le temps. Se concentrant davantage, il entendit le son agréable, mais pas si près d’eux de l’eau coulant, peut-être des rapides, même. À proximité d’une rivière et d’un feu… Décidément, ça n l’avançait à rien.

Il revint à son point de départ, là où il avait laissé la fillette quelques minutes plus tôt et s’agenouilla à côté d’elle en la secouant par les épaules en espérant la soustraire à la confusion que provoquaient habituellement les voyages. Il n’était pas certain de savoir quoi faire et, en vérité, il paniquait bien plus qu’il ne l’aurait souhaité. Ça ne s’était encore jamais produit. Il avait toujours voyagé seul et, du coup, ça n’avait jamais été un problème. Mais avoir transporté quelqu’un avec lui dans une autre époque l’inquiétait : il n’était pas doué pour le contrôler, ce pouvoir, et ne pourrait peut-être pas revenir en 1970!

L’angoisse étant loin d’avoir un effet positif sur lui, il la secoua plus abruptement. Comment allait-il faire? Il n’allait tout de même pas lui faire subir le cauchemar de perdre les gens qu’elle aime brusquement et sans crier gare pour les retrouver vingt ans plus tard, comme si eux n’avaient pas vieillis ni changés.

-Réveillez-vous! Ce n’est plus le moment!

Il sursauta sans doute autant qu’elle lorsqu’elle se redressa tel un mort-vivant sortie de sa tombe et ne pu retenir un léger cri de stupeur. Ce n’était pas non plus comme s’il l’avait secoué si fort, si? Peut-être bien que oui. Il ne pu s’empêcher de rapidement l’examiner des yeux : elle ne semblait pas davantage affecté par les effets que lui provoquait ses propres voyages temporels et c’était bien tant mieux. Il culpabilisait déjà à l’idée de l’avoir amené avec lui et de l’avoir peut-être coincé éternellement dans une autre époque. Cette seule idée provoquait chez lui un début de crise d’angoisse qu’il dissimulait pourtant derrière un sourire naïf.

-Vous allez bien? Pas de migraine? De nausées? D’étourdissement? Vous voyez clairement? Votre vision n’est pas trop… trouble? Je pense que vous avez due vous cogner un peu, la chute n’est pas toujours de tout repos, je m’en excuse sincèrement, mais…

Il s’arrêta brusquement de parler, réalisant qu’il la bombardait de questions après un réveil qu’il pensait peut-être difficile. Il se secoua, l’invitant à marcher un peu peut-être pour voir si rien n’était cassé. Il agissait presque comme une mère poule, se sentant un peu trop responsable, sans doute, de la situation dans laquelle il venait de la plonger.

-Comme vous? Qu’entendez-vous par là?

Bien sûr, il n’était pas stupide au point de ne pas savoir. Il craignait peut-être un peu la réponse. Comme elle, il cru entendre parler du fait qu’ils se retrouvaient là tous les deux. Peut-être croyait-elle quelque chose d’autre que la réalité. Il fit mine de ne pas savoir de quoi elle parlait, niant délibérément tout ce qui touchait à la mutation. Pour tout dire, il n’en parlait véritablement qu’en quelques rares occasions… occasions qui ne s’étaient d’ailleurs produit qu’en des circonstances où il ne pouvait pas se cacher. Il haussa finalement les épaules en se tournant dans la direction de la fumée qui s’élevait toujours haut dans le ciel pour obscurcir le jour.

-Je crois qu’il s’agit d’un feu de forêt! Ou de maison. Ou d’un champ, carrément. En tout cas, ce n’est pas petit et…, s’arrêta-t-il de nouveau avant de retourné, mal à l’aise vers elle. Ce n’était pas ce que vous vouliez savoir…

Bien sûr que ce n’était pas ce qui l’intéressait. Il avait compris sa question, mais s’était contenté d’en ignoré le sens avant de réaliser qu’il ne le pouvait pas. Il n’avait que plus ou moins droit de lui mentir. S’il ne savait pas encore où ils se trouvaient, il devait lui dire la vérité… pour sa propre sécurité. Il s’imaginait mal, toutefois, lui dire qu’il l’avait entrainé quelque part dans le temps, dans le passé ou dans le futur, chose que lui-même ignorait alors. Il hésita et s’approcha un peu plus d’elle, l’observant en silence quelques secondes avant de soupirer, plus pour lui-même que d’agacement et de pointé en direction de la fumée.

-Peut-être devrions-nous aller voir, je vous expliquerai en chemin…, se résigna-t-il finalement, se disant que marcher un peu lui donnerait le temps de réfléchir avant de dire des bêtises comme il en avait tant l’habitude. Il prit les devants, ignorant si elle le suivrait ou non. Si non, il s’arrêterait tout simplement, refusant de la laisser seule derrière lui. C’était de sa faute après tout, il n’allait pas non plus l’abandonner là.

-Nous étions dans la librairie. Ceci doit vous perturber, je m’en excuse encore. Il n’y a jamais eu personne avant vous. Je voyage toujours seul, d’ordinaire, et je dois dire que je ne sais pas très bien qu’est-ce que je dois faire maintenant.

Il ne le lui cachait absolument pas, mais ne lui disait pas non plus qu’il ignorait comment là ramener de là où elle venait.

À l’approche de l’endroit, la fumée l’étouffant de plus en plus, il ralentit malgré lui le pas, portant la manche de son pull devant son nez. S’il parlait, il le faisait distraitement, entre ses propres réflexions et questions à choix multiples. Il trouvait inquiétant de se trouver à cet endroit. Et pour tout dire, il ne pu que s’avouer craindre pour la sécurité de la fillette qu’il entrainait inévitablement là-dedans sans qu’elle ne sache pas plus que lui de quoi il pouvait bien en retourner exactement. Il s’arrêta toutefois brusquement de marcher pour se retourner vers elle. Le terme de mutant était quelque chose, certes. Il ne l’avait toutefois jamais employé pour désigner quelqu’un. Un mutant était, de son point de vu, une créatique génétiquement modifié qui dévorait les enfants pendant que les parents avaient le dos tourné. Mais ce n’était là peut-être qu’une influence de ses vagues connaissances sur demain. Il songea : vivement le cinéma en couleur, avec un drôle de sourire.

-Si vous parlez du fait que je puisse faire des choses hors du commun normal, alors oui, je vous répondrai que je suis mutant.

Il se voulu rassurant autant que possible, bien qu’il n’était pas certain d’y parvenir. Elle lui semblait être encore un peu sous le choque. Peut-être que le voyage l’avait affectée plus qu’elle ne voulait lui en dire. Dans son cas à lui, c’était une habitude : il n’avouait pas la migraine qui martelait son crâne à l’instant, bien qu’allant en diminuant. Il n’était, d’ailleurs, pas certain qu’il s’agisse d’un signe très positif. Il reprit donc tranquillement sa marche. C’était ainsi : il arrivait régulièrement qu’il n’atterrisse guère loin d’un évènement de plus ou moins grande importance dans l’histoire. Et il semblerait bien qu’il y soit de nouveau confronté, comme une fatalité.

-Oui, enfin, c’est plus complexe… et à moins que vous, vous ne soyez comme moi, ce que je n’ai encore jamais vue, d’ailleurs…, il laissa tomber sa phrase en suspend un moment, se demandant s’il y avait seulement une possibilité qu’elle soit comme lui, finalement. Nous avons fait un bon dans le temps. Je ne sais pas où et je ne sais pas quand. La scène de la librairie, vous vous souvenez? C’est toujours comme ça avant un voyage, comme je disais, dans le temps : c’est une sorte de malaise, je ne sais comment dire. Seulement… il n’y a jamais personne normalement. C’était une imprudence de ma part que de me trouver là à ce moment précis.

Il haussa les épaules doucement et plissa les yeux lorsque ceux-ci commencèrent à lui piquer fortement. Peut-être ne devrait-il tout simplement pas y aller, pour elle, pour la garder à distance loin de ce que sa mutation impliquait la plupart du temps. Il ne mentionna pas le fait que c’était quelque chose d’involontaire et qu’elle ne rentrerait peut-être pas immédiatement chez elle, que lui-même ignorait quand il parviendrait à la ramener. Peut-être pas avant quelques années. Et lorsque plusieurs années auront passées pour elle, quelques minutes, heures ou jours seulement se seront écoulé dans son temps présent, son présent à elle, pas le sien. Le sien étant déjà trop loin pour lui. Et il culpabilisait, bien sûr, du mal qu’il avait du subir et qu’il ferait, bien malgré lui, subir de nouveau.

-Je suis désolé pour tout ceci, murmura-t-il sur un ton doux, comme s’il craignait qu’elle lui en veule. Mais bien sûr qu’elle allait lui en vouloir un fois qu’elle se sera aperçu de la gravité de la situation.

Rapidement, au fut et à mesure qu’ils avançaient, la fumée se fit plus dense, plus sombre et il parvint enfin à discerné les premières lueurs inquiétantes des flammes dansant. Il constata que ce qu’il avait imaginé n’était pas cela : toute une ville brulait sous leurs yeux. Il s’arrêta d’avancer en remarquant les hommes hurler et apporter de l’eau, apparemment de la rivière vue la manière lente dont ils s’y prenaient.

-Une ville qui brule… Les bâtiments ne sont pas récents. On se croirait dans un western.