Ce matin, carcasse de chien dans la ruelle, trace de pneu sur ventre éclaté. Un bâtard brun, un dogue dont la carrure athlétique n'est plus. Bien mort, presque coupé en deux. Ses boyaux noirs sont éparpillés, écrasés par le passage d'un ou deux véhicules supplémentaires. Très vite, malgré l’occasionnelle circulation, les mouches s'attroupent, se succèdent par vague. Elles attaquent, millimètre par millimètre, la chair de l'animal, la digèrent y pondent leurs œufs. Début de décomposition, pourrissement. Toute la venelle commence à puer. Un jeune garçons passe. Il est blond, chétif, sa face est couverte beaucoup trop densément de tâches de rousseur pour être harmonieuse. Il paraît ne pas avoir dormi depuis des jours. Sa démarche est lente, maladroite, presque claudicante. Ses yeux ternes fixent le cadavre. Une lueur d'intérêt les traverse fugitivement.

Le molosse tressaille, comme pris d'un spasme. Puis, défiant la nature qui le fixait sur le bitume, il se relève. Doucement. Il se dresse sur ce qu'il reste de ses pattes. Une presque intacte, deux aplaties au niveau du genou, la dernière complètement mutilée. Pas si mal. Boitant, il se met à avancer. Il trébuche, un os se brisant sous son propre poids. Le mort-vivant n'y prend pas garde, se traîne, se remet sur pieds, encore : deux membres suffiront. L'adolescent caresse avec douceur le crâne sanglant de l'animal, arrivé à sa hauteur. Le pas du maître semble moins gauche, à présent qu'il est suivi par le chien.

-Couizole, t'ira bien, articule-t-il, de sa voix aigüe.

Yoel ne perdait jamais une occasion de se faire un nouvel ami. Depuis qu'il avait découvert son pouvoir, plusieurs années auparavant. Marginal et assez peu sociable, incompris par les autres enfants, bien moins matures que lui, incompris par les adultes, bien moins matures que lui, l'événement l'avait totalement coupé de ses semblables. Pour autant, le surdoué ne l'avait jamais renié. Il ne faisait que confirmer sa singularité parmi tous ces gens à la mémoire courte. Ils oubliaient leurs morts. Lui n'oubliait jamais rien. Et surtout pas les morts. Pendant des mois, les cadavres avaient été ses seuls amis. Heureusement, il ne s'agissait que de petits animaux, des oiseaux, des rats. Jusqu'à ce qu'il se mette en tête d'arpenter les cimetières. Peut-être aurait-il, de par ses actes, et malgré sa discrétion, révélé au grand jour l’existence des mutants, s'il n'avait fait la rencontre de Charles Xavier.

-Pas d’inquiétude, Couizole. Je vais m'occuper de toi. Bientôt arrivés chez-nous.

Dix minutes de marche plus tard, ils seraient au manoir Xavier. Le propriétaire avait mis une pièce entière à sa disposition, qui lui servait d'atelier. Yoel lui en était infiniment reconnaissant, ce dont peu de personnes pouvaient se targuer. Il n'avait jamais, jusqu'alors, pu travailler avec une telle liberté. Quand il vivant encore chez son père, professeur d’hébreux, les contraintes étaient nombreuses. Sachant pertinemment que son fils était en avance, mais avait besoin d’encadrement, le paternel n'avait pas été dur à convaincre. L'adolescent avait donc été inscris à cette école pour surdoués. La maîtrise de son pouvoir, depuis qu'il était élève X-men, avait été décuplée. Il pouvait tranquillement, et sans crainte d'être découvert, assembler les cadavres qui lui plaisaient, les rafistoler, combattre leur décomposition, bref, les garder en bon état.

-D'abord recoudre ton ventre. Os des pattes endommagés. Comme moi. Une ou deux prothèses, ce sera réglé. Tu vas avoir fière allure, dit-il en se saisissant d'une grosse aiguille déjà couverte de sang séché.