« People help the people... » Tu chantonnes, la tête ailleurs. Il n’y a plus beaucoup de gens alors tu te le permets, ils ne vont pas te l’interdire non ? Ils t’interdisent déjà beaucoup de choses... Pourtant tu fais avec sans jamais te plaindre ni des clients ni des horaires, sans demander une augmentation pour un salaire incroyablement bas. Le pire c’est de se dire que tu feras certainement ça toute ta vie. Les déboires de l’école buissonnière. Toi, tu ne vois pas plus loin qu’au soir même, tu agis simplement. Moi je pense au futur, et putain qu’est-ce qu’il est sombre... Je n’y vois guère de lumière. Peut-être une ou deux lueurs comparables à des lampadaires grésillants sur le bord d’une route de campagne mais pas plus. Il est beau ton avenir tiens ! « And if you’re homesick, give me your hand and I’ll hold it... » Tu m’écoutes Apo ? Hé oh ! Il y a quelqu’un ? Tu m’énerves tu sais. Tu pourrais au moins faire semblant de t’intéresser à ce que je dis. Mais je me souviens, toi faire semblant c’est pas ton truc. N’empêche c’est de la pure politesse... Mais vas-y continue à chantonner... La vie n’est pas une chanson tu sais ? Du moins pas une petite berceuse. Les gens ne s’aident pas, ils se piétinent. « Nothing will drag you down... » « Oh Harker change de disque ! »Tu vois ? Le monde n’est pas gentil. Les gens ne s’aident pas, ils se bouffent entre eux. Tu arrêtes de passer l’éponge sur la table et, comme hébétée, lève la tête vers ton employeur qui te jette une regard mauvais de derrière la bar. « Je te paie pas pour chanter et surtout pas ça. Alors change de disque et va débarrasser la six ! » Tu acquiesces en silence. Que dire de plus face à un tel homme ? Surtout quand c’est lui qui te verse ta paye, si peu miroitante soit-elle.

Tu te diriges d’un pas rapide vers ladite table six. Tu affiches un grand sourire pour demander aux clients restants s’ils veulent du dessert. Tu essaies de te rappeler de ce dont la steakhouse dispose en guise de gâteaux mais un des hommes te sauve la vie en te disant qu’il est tard et qu’ils veulent juste l’addition. Plein de bonne intention, il ajoute qu’ils paieront avec la carte, ce qui t’évite d’aller chercher l’addition, de la ramener puis d’aller ensuite chercher la machine pour la ramener, ce qui est fréquent mais ennuyeux. Après avoir encaissé leur paiement, tu t’apprêtes à tourner les talons mais il te rappelle pour te donner un pourboire de vingt dollars. Encore une fois c’est avec un grand sourire que tu le remercie. Vingt dollars. Exactement ce que t’avais donné ta mère lorsqu’elle t’a chassée de la maison. ‘‘Tu dois apprendre à te démerder’’ qu’elle avait dit. Très utile comme conseil, très maternel. Ceci dit c’était une méthode aussi radicale qu’efficace. Un coup d’oeil à l’horloge te fait bailler rien que d’y penser. Trois heures du matin. Ils en ont mis du temps avant de partir les derniers clients. Avec son air aimable habituel, Mr. Krabs - ne riez pas de son nom, il y en a qui se sont fait licencier pour moins que ça vous savez - te congédie. Tu sors tous tes pourboires de la poche du tablier et jette ce dernier sans ménagement sur une chaise avant d’enfiler ton pardessus pour sortir. La noirceur de la nuit te fait penser à une autre chanson. « Hello darkness my old friend, i’ve come to talk with you again... » Bonne chanson, très bonne chanson. Entre chaque réverbère tu t’enfonces dans les ténèbres. Heureusement que tu n’habites pas loin et qu’il y a un ascenseur dans ton immeuble. Tu pénètres dans l’appartement sur la pointe des pieds, sachant parfaitement sue Hunter dort probablement depuis longtemps et que le matin il se lève tôt. Heureusement que toi ce n’est pas le cas. Te lever tôt tu ne pourrais pas, c’est pour ça que tu n’allais jamais à l’école, l’idée même te dégoûtait. Tu te laisses tomber sur ton lit.