Comment parvenir à cet état d’inconscient? Cet état d’esprit, d’âme, d’un pas guidé par une rage inhumaine. Un regard de tueur. Des mains, aussi, pour déverser le flot de ses pensées agressives. Un rayon aveuglant. Globes oculaires douloureux. Il met une main en visière question de ne pas se prendre un mal de tête par-dessus le marché. Il entre de ce pas lourd et rapide dans le premier café du bord, se mettant en ligne, intrigant inévitablement le regard curieux d’un gamin trois fois plus petit que lui. Sa mère tira d’ailleurs son morveux par le collet de la chemise, le faisant vivement protester. La carrure carrée de l’ancien militaire ne passait habituellement pas aussi subtilement qu’il l’aurait sans doute souhaité, mais il se félicitait toujours de ne pas être un petit gros bedonnant courant après son souffle. Pas avec son boulot. Pas avec tout ce qu’il avait fait et tout ce qu’il faisait encore. Et même s’il ne voulait pas voir trop loin devant lui, il ne pouvait s’imaginer autrement qu’ainsi fait physiquement. L’inactivité n’était pas une vie qu’il souhaitait. Homme de terrain, il ne se voyait surtout pas cloîtré derrière un bureau ennuyant.

La mère et l’enfant cédèrent leur place. Il fit face au comptoir, immobile, un dédain qui se faisait de plus en plus familier, chez lui. Une amertume évidente. Un souvenir fade, comme son propre reflet qu’il voyait pourtant quotidiennement dans le miroir. Comme un homme qui ne se reconnaissait plus depuis trop longtemps. Il fit glisser la monnaie contre la fraicheur de la surface lisse du comptoir et s’éloigna aussi rapidement qu’il était venu, de ce pas presque raide de celui qui ne daigne dire quel étrange fardeau l’accable. Il n’eut pas à aller très loin, toutefois, pour sentir les conflits moraux le rattraper en coup de fouet dans le dos, le poussant à ces choses dont il ne se qualifiait pas, mais dont il faisait preuve de temps à autre : un brin de gentillesse. Peut-être parce qu’il s’agissait d’une bonne action dissimulé dans quelque chose qui l’était beaucoup moins, ça passait un peu mieux.

Ce fut une chevelure blonde dans le vide. Ce fut un cri retentissant, comme une supplique, pour forcé son cœur de pierre à s’attendrir un brin. S’il n’était pas le plus adorale des monstres, il n’était pas le pire, et il avait cette fâcheuse à mépriser ouvertement l’injustice. Il ne se disait pas justicier, mais il avait cette bravoure chevaleresque un peu folle qui finirait sans doute par lui couter la vie, un de ces quatre. S’il voyait rouge? C’était plutôt voir noir. Il avait en moins de trois rejoint le groupe, lequel il avait pourtant eut l’intention, au départ, de simplement dépasser sans réellement se préoccuper des protestations féminines de la blonde. Il posa une main raide sur une première épaule. Il répondit d’un regard dur à la tête folle qui se tournait inévitablement dans sa direction. Et son café noir et brulant vola, ou plutôt il le balança vivement contre le visage du type, soudainement moins fier de son coup entre un hurlement dû à la brulure et un autre cri, sous l’impacte de l’étonnement. Et Jayden n’était pas un ange de douceur qui hésitait au moindre coup. Il s’était rapidement tourné vers le premier du bord, de cet air menaçant et autoritaire qui avait fait sa réputation. Pour finalement constater qu’on abandonnait la partie en laissant planter le brulé pleurnichard en plan.

Lorsqu’il n’y eut plus personne, il se retourna plus doucement vers la jeune fille… de toute évidence incapable de se remettre sur pied, n’est-ce pas? Était-ce par élan de gentillesse qu’il agissait ainsi? Il ne savait trop… Ce fut dans un soupire qu’il s’approcha d’elle.

—Un coup de main, peut-être? lâcha-t-il sans vraiment se préoccupé de la réaction de la blonde. Il n’était pas doué pour la discrétion verbale, encore moins pour ce qui était du tact diplomatique dans ce genre de situation.

Générosité de la proposition des plus inutiles, de toute évidence. Il n’avait plus bougé d’un poil et ses contenter de l’observer de ses yeux gris du moment, elle, gamine, se démener avec une existence que tout être aurait détesté, lui plus que tout autre. Ce n’était pas quelque chose qu’il aurait su supporter. Déjà qu’il y avait bien peu de chose qu’il supportait, à présent. Mais ne pas pouvoir utiliser ses jambes, se serait comme se sentir moins que rien, recyclé à un rien du tout, à un légume observant en silence le monde évoluer sans jamais pouvoir y prendre part entièrement. Il était donc resté là, à l’écart, perdu dans quelques sombres pensées peut-être, la voyant se débrouiller comme n’importe qui d’autre, mais avec plus de mérites, peut-être. Lorsqu’elle daigna tourner son petit air de gamine timide qui ne parle jamais à un homme, ou qui n’a peut-être même jamais connu d’homme mis à part un père insignifiant au possible, il eut brusquement envie de faire volte-face et de la laisser planter là, comme sa conscience le lui dictait pour ne pas se la mettre dans les pattes. Non pas qu’il la haïssait derechef, là n’était pas la question.

Il lança un regard circulaire autour de lui, comme s’il s’était attendu à voir surgir de n’importe qu’elle ombre un ennemi soudain pour le tirer de ce pas qu’il considérait comme mauvais. Il semblait douter, redouter même, de s’attarder davantage en ce lieu. Mais comme s’il allait regretter de s’éloigner, il restait debout, sur place, un peu naïvement, sans doute, qu’il était de croire qu’il avait ou allait changer le regard de quelqu’un sur lui-même ou sur elle. Avait-il seulement espéré obtenir un avis différent sur sa personne en secourant, tout bonnement, comme un ange gardien, une fillette qui n’y pouvait rien? Il revint finalement sur elle, ayant récupéré cette expression dure sur ses traits de soldats. Une expression qui ne le lâchait jamais vraiment, malgré les reproches qu’on le lui en faisait.

— Ce n’est pas ce que tu crois…, laissa-t-il finalement tomber de ce ton toujours autoritaire, mais pas foncièrement méchant. Il ne se montrait pas sous ce visage masqué de cœur tendre, de peur, peut-être, qu’on n’utilise ce minuscule caractère de lui contre sa propre personne. Ça s’était déjà vu, après tout…


Mais était-il toujours forcé d’agir ainsi, comme une brute auprès de tout un chacun? N’était-ce pas plutôt une image de sa personne qu’il se plaisait machinalement à donner aux autres?

— Jayden… Appelle-moi Jayden.

Rareté? Miracle? Il ne se présentait jamais ou très rarement par son prénom. Encore moins avec un ton s’étant adouci comme il venait de le faire. Mais elle était jeune et peut-être que cette simple constatation avait un effet adoucissant sur son caractère violent.

Il arqua un sourcil, peut-être d’incompréhension, peut-être d’incertitude. Il gardait cet air de distance curieuse. Il ne savait pas ce qui le poussait à ne pas fuir immédiatement tout problème que cette rencontre pourrait créer chez lui. À vrai dire, s’il y songeait, il ne se voyait pas la planter là, comme une idiote, simplement parce que lui avait peur de quelque chose qu’il ne s’expliquait même pas. Peur, peut-être, du danger réel qu’il était pour elle et pour les autres qui l’entourait? Il eut un air renfrogné de celui qui s’exaspère d’un rien. Il prépara même, mentalement, une pique acerbe, un venin verbal à cracher pour se débarrasser du sourire de la jeune fille qui faisait peut-être en sorte de le clouer sur place.

— Je n’insinue pas connaître tes pensées… Ce n’est pas ce que tu crois : je ne suis pas intervenu par un élan de gentillesse.

Pourquoi, alors, pensa-t-il pour lui-même, après s’être limité sur un ton un peu froid, mais qu’il voulu neutre. Il ne cherchait pas non plus à la brusquer exprès. À vrai dire, il ne l’aurait pas souhaité, sans qu’il ne sache vraiment pourquoi. Était-ce par pitié? Par sympathie? Il n’avait senti nulle pitié et nulle sympathie pour le Professeur lorsqu’il les avait tous accepté dans son Institut. Il n’avait rien ressentit, si ce n’était de l’arrogance pour cet homme incapable de faire face à la réalité, à leur supériorité, à l’incapacité humaine à accepter la mutation comme une évolution à leur misérable espèce. Ils avaient peur de l’élimination. C’était ce qu’il avait conclu. Mais pourtant, il ne se tenait pas responsable des incidents qui étaient survenu. Il se tenait seulement responsable de ne pas avoir sur protéger davantage leur chez soi. Un chez soi qu’ils n’avaient, plus depuis un moment, peut-être. Un chez soi qu’ils s’efforçaient de reconstruire, peu à peu, en se faisant de nouveaux liens, de nouveaux alliés, loin des règles qu’il leur était imposé entre les mur du grand manoir. Il songea qu’il n’avait d’ailleurs plus mis les pieds dans son appartement depuis trop longtemps, déjà, et qu’il devait être infesté d’une poussière plus épaisse qu’un livre.

Un café? Ce mot le tira d’un seul coup de ses préoccupations du moment, comme un coup de fouet pour le ramener à la réalité. Il en avait presqu’oublié l’existence dans la blondasse à roulette qu’il ne détestait pas, pourtant, malgré ses craintes. Les mutants se cachaient sous différentes formes. Et elle? Il n’osa songer sa propre réaction s’il fallait qu’elle ne le soit pas. Mais pourtant, il le redoutait.

— Si ça peut te faire plaisir, pourquoi pas…, accepta-t-il finalement sur un ton beaucoup trop doux et sympathique à son goût, alors qu’il se promettait de ne pas se laisser attendrir plus qu’il ne le fallait. Décidément, elle avait cette effet de douceur sur lui que trop peu avait. Et il ne la connaissait même pas!

Il opina de la tête, comme si cette lucidité soudaine lui plaisait. Méfiance était sans doute son terce prénom après celui de Colère. La méfiance lui avait toujours paru comme étant une qualité primordiale à sa propre survie dans la jungle de ses ennuis. Il approuva mentalement cette idée, comme il l’aurait fait sans doute pour quelque chose le concernant davantage. Peut-être parce que ça lui plaisait plus que si elle lui avait dit qu’elle se foutait de sa gueule. Elle ne lui semblait être personne en particulier. À vrai dire, elle n’avait aucun intérêt réel pour lui si ce n’était la douceur retenue qu’elle provoquait, peut-être par ce sourire continue qu’elle lui décrochait gratuitement, ne ménageant pas sa vieille peau de militaire sérieux et indigne d’affection quelconque. Il se contentait de suivre, comme s’il ne savait rien faire d’autre, se voyant dans l’incapacité de se décider quoi faire dans l’immédiat. Et il ne pouvait cesser de songer qu’il aurait déjà s’éclipser et qu’il était sans doute déjà trop tard pour en esquisser un seul mouvement à cet égard.

Il paraissait toujours se déplacer à travers cette tension physique palpable, chez lui. On aurait dit qu’il se croyait encore au centre d’une guerre éclatante, se méfiant, craignant chaque son, chaque klaxon, chaque claquement de porte, chaque cri. Et il était particulièrement sensible au cri de gamins. Peut-être était-ce justement la raison qui l’avait poussé à braver sa morale à la con pour se retrouver dans cette situation trop banale à son goût. Peut-être que quelques souvenirs tordus l’avait forcé à faire quelque chose, question de ne plus reproduire les erreurs du passé. Il se surprenait même à ne pas s’être retourné brusquement contre elle, la flagellant de quelques paroles de reproches qu’il se serait plu, habituellement, à cracher amèrement.

Il n’avait plus rien dit tout du long du trajet, non bavard de nature, plutôt raisonnant sur ce qui allait se produire ensuite : il conclu à pas grand-chose, forcément. Il avait poussé la porte du Café le premier. S’il n’avait encore fait aucun mouvement pour l’aider à quoi que ce soit, il agissait davantage par politesse humaine que par pitié. Une question de galanterie, peut-être, dont il n’était pas rare qu’il fasse preuve. Ça n’avait rien à voir, n’est-ce pas? Et il se voyait mal entrer et lui laisser claquer la porte en pleine poire sans un regard pour elle.

— Je me questionne, lâcha-t-il finalement, brisant de cette voix grave, un peu trop sérieuse, le silence qui s’était installé entre les deux êtres. Tu m’invites comme un bon camarade. Je pourrais être ton père. J’aurais pu buter ces types en un claquement de doigts. Pis, j’aurais pu être de leur côté… Tu es de bonne famille, peut-être?


Il s’arrêta un instant en voyant débarquer la serveuse à la table à laquelle il avait choisi de s’installer, sans forcément demander l’avis de la blonde. Il commanda pour sa part un nouveau café, sans toutefois lâcher la fillette des yeux, comme si elle parvenait à l’intriguer plus que ce qui l’entourait. Il reprit lorsqu’elle se fut éloignée de leur table :

— Je ne suis pas le plus sage des hommes. Tu ne te méfies pas tant que ça de moi, pourtant…


S’il cherchait à lui insinuer à l’esprit quelques doutes sur sa personne, il croyait que c’était la meilleure manière de le faire, peut-être même la meilleure chose à faire… pour lui faire comprendre qu’il n’était ni un ange gardien, ni un sympathisant.