Le vide ne disparaît jamais complètement. Il s'en va et il revient, vagabonde comme ça lui chante, mais se donne toujours pour mission de retrouver sa place au creux du cœur, au moment où l'on croit enfin aller mieux. Sans cesse il fait souffrir de sa présence. De mèche avec la solitude, ils causent le tourment, jamais un sans l'autre bien souvent car c'est bien là, au moment où il n'y a plus personne, au moment où l'âme tourmentée se retrouve seule avec elle-même, que le vide se fait plus grand, l'avale tout entier et ne laisse qu'une enveloppe corporelle qui erre sans but, sans joie, à la recherche de la flamme qui lui redonnera espoir.

Quelque part dans ce monde, il y avait une lueur. Une lueur qui pouvait devenir feu brûlant, d'une puissance capable de vaincre le pire des trous noirs de l'âme. C'était plus que l'espoir, c'était la vie, pure et intense et sauvage, quelque chose qui dégageait une envie, un besoin de vivre d'une violence qui apaisait toutes les souffrances. Une flamme de passion qui brûlait bien assez pour deux, et réchauffait le cœur blessé d'un homme malheureux. Il rallumait les braises depuis longtemps éteintes, et laissait vibrer de l'espoir. L'espoir de voir se rallumer la joie mordante de vivre, la capacité tendre et passionnée d'aimer…

Oui, quelque part il existait un être qui représentait pour Jed son unique attache à ce monde. Il s’emplissait de l’énergie vitale même de cet homme, et ne pouvait faire autrement que de se sentir apaisé lorsqu’en sa présence. Autant Clark Mercer pouvait être décourageant, autant toutes leurs petites guerres plaisaient à Jed dans un sens, dans la mesure où elles le distrayaient malgré tout de ses souffrances. Qu’ils soient dans une bonne ou moins bonne passe, chaque seconde passée en compagnie de cet homme était comme une libération, où le lourd poids qui pesait sur les épaules de Jed se relâchait et lui permettait réellement, enfin, de respirer… De se sentir vivant. Il pouvait enfin être lui-même, laisser ses soucis de côté et profiter de la vie. Malheureusement, ces moments n’étaient pas assez fréquents, jamais suffisants. Il allait mieux. Mieux mais pas bien. Peut-être pourrait-on dire qu’il s’agissait d’un manque de motivation de sa part, d’un peu de mauvaise volonté. Il voulait réellement aller mieux, certes, mais ne s’en sentait pas tout le temps l’envie, ou alors peut-être le courage, de faire des efforts. C’est pourquoi certains jours, lorsque Clark n’était pas là, probablement parti à la conquête d’il-ne-savait-trop-qui—comme si Jed ne le savait pas… Allez. Il connaissait très bien Clark, merci bien –Jed n’allait pas bien. Il se retrouvait à nouveau un peu perdu, le vide refaisait surface, et dans un élan nostalgique, il errait là où ses pas le menaient inconsciemment.

Des enfants. Fragiles, douces créatures. C’était de s’infliger à lui-même une torture, que d’observer ces adorables bouts-de-chou courir et rire, vivre leur vie qui ne faisait que commencer, alors qu’ils avaient encore un long et merveilleux chemin devant eux… Inconscients de la chance qu’ils avaient tous, du merveilleux cadeau qu’ils possédaient … La vie. La simple vie, qui avait quitté son petit frère beaucoup trop tôt. Une amère culpabilité envahissait Jed lorsqu’il prenait conscience qu’il commençait à passer par-dessus cet évènement. C’était complètement idiot, cette peur de l’oublier un jour, ce besoin de se remémorer l’évènement dès que ses mémoires devenaient un peu plus floues, repasser chaque détail en boucle question de garder le souvenir vif, comme si en faire son deuil et l’accepter serait une forme de manque de respect. Précisément, Jed ne savait plus trop où il en était, c’était la seule chose certaine. Clark lui manquait déjà. C’était complètement con. Puppy lui manquait encore terriblement. Après tout ce temps. Encore là complètement con. Pourquoi n’arrivait-il simplement pas à laisser aller?  

À défaut d’avoir réellement mieux à faire de sa peau, entre le boulot et les moments qu’il passait avec Mercer, il se retrouva assit sur un banc, bien tranquille, à observer des enfants. À sourire de façon un brin nostalgique en les entendant rire, en voyant les sourires sur leurs visages d’ange. À imaginer comment Puppy aurait aimé New York, aurait adoré jouer dans ce petit parc, partager ses biscuits avec les autres gamins … Mais quelle attitude débile, franchement … et le pire, c’est qu’il n’y pouvait strictement rien …

Il y avait ces sourires pour combler à la solitude de l'un ou de l'autre. Et elle ne semblait alors plus exister. Elle semblait si éphémère, ne serait qu'à la tombée du jour. Et à ce moment, elle lui semblait bienfaitrice. Mais il avait compris quelque chose en côtoyant quotidiennement cette petite marmaille à la chevelure folle. Ceux qu'il prenait par la main avait parfois vu des choses que même lui, à son âge, n'avait jamais connu. Et ils souriaient, pour la plupart. Il y en avait toujours un, un peu plus distant, un peu plus souffrant dans son petit coeur d'enfant qui ne comprenait pas, qui ne saisissait pas pourquoi il était là et non plus chez lui. Alors il était là, il se tenait là, parfois, dans l'entrebâillement d'une porte, devant un petit corps hurlant de colère ou de peine. Devant un petit corps boule de nerfs. Et il n'était qu'une grosse et grande peluche pour les serrer lorsque la crise passe. Et elle passe. Elle ne fait que ça, passer, revenir, passer encore et se montrer moins insistante avec les temps.

Mais Benji cette grande peluche ne s'attendait certainement pas à ce que demain lui réserverait. Il avait toujours été bon avec eux. Il les avait veillé. Il les avait porté dans leur lit. Il leur avait tendu les bras comme pas un père leur avait fait. il s'était contenter, momentanément, de leur donner un semblant de bonheur qu'ils avaient peut-être égaré dans leur sillage. Mais ils ne donnaient pas cette impression en lui tendant leur petite main, en criant son nom, en hurlant de rire lorsqu'il s'apercevait de la plaisanterie. Ils donnaient l'impression d'aimer, léger, joueur. Tout simplement gamins. Il souriait aussi lorsqu'un des gamin lui tira sur le bras pour dire que son frère était sur le point de traverser la rue. Il avait tout lâché pour se précipité vers la rue que le gamin avait eu le temps de traverser, heureusement sans un mal, mais tout de même. Il hurla le nom d'un gamin, non pas de ce ton en colère, mais de cette voix qui lui imposait à s'arrêter dans son élan, puis à se retourner vers le grand blond, à s'excuser, puis à pointer du doigt. Dans son petit poing refermé, une petite poignée de bonbons. Ceci fit sourire le boxer qui lui pris l'autre main et l'accompagna jusqu'à l'homme assis sur le banc, tout bonnement parce que c'était ce que le gamin avait voulu, sans vouloir faire de bêtises réelles. Il ne le réprimanderait pas pour un bon de bonté dans ce monde glacial.

Il salua l'homme et lâcha la main de l'enfant lorsqu'à proximité, celui-ci voulu lui tendre les bonbons, par gentillesse, ou peut-être simplement par ce don étrange qu'ils avaient parfois à rendre le sourire à ceux qui l'avaient perdu pour une raison qui lui échappait forcément.

«Ça lui tenait à coeur, quitte à se faire frapper, hein?» avait-il lancé en voyant un petit tremblotement taquin des épaules du gamin qui l'écoutait, discrètement.

Du coin de l'oeil, Jed observait quelques gamins qui traînaient sur le bord de la rue. Pas forcément le meilleur endroit pour jouer, mais qui était-il au fond pour en juger? Il avait laissé son petit frère traîner sous l'orage. Il était l'unique responsable de ce tragique accident. Il n'était définitivement pas le mieux placé pour juger de la situation actuelle. Cela faisait un petit moment, qu'il les regardait jouer. Probablement pas la première fois non plus, il lui arrivait souvent de croiser les jeunes lorsqu'il passait par cet endroit. Jed n'était même pas certain de l'émotion que cela lui créait : un pincement douloureux en même temps qu'un peu de bonheur et de chaleur. Peut-être qu'en quelque sorte, le souvenir que cela ramenait à la surface lui faisait du bien et du mal à la fois, mais que d'une façon ou d'une autre, il aimait se le rappeler, question de ne pas l'oublier, question d'avoir toujours gravé à la mémoire le dernier sourire de son petit frère.

Alors oui, il les regardait jouer, distraitement, sans se soucier de ce qu'on pouvait bien penser de lui. On aurait pu croire un tas de choses à son sujet; il n'en avait rien à faire, il avait ses raisons.

Et puis soudainement, pendant une brève fraction de seconde, Jed cru bien mourir.

Lorsque les pas de l'un des enfants l'avaient guidé dans la rue, le coeur de Jed avait raté quelques battements. Dans la seconde même, il s'était levé d'un bond en regardant instantanément à gauche et puis à droite, comme pour s'assurer qu'aucune voiture ne venait, prêt à visiblement bondir si tel était le cas et tirer le gamin de là. C'est de peine et de misère qu'il s'était retenu de limite voler au secours de l'enfant "en détresse" qui en fait avait pu traverser la rue sans encombres et sans danger apparent. Par principe, il se rassit, comme cherchant à ignorer ce petit incident dont l'enfant ne lui tiendrait de toute façon pas rigueur. Ce n'était pas de sa faute, pas forcément volontaire, non plus. Une simple association de son esprit entre tout enfant et son défunt petit frère, qui semblait le faire redouter un accident grave et spontané qui mettrait fin à une autre vie innocente sous ses yeux. C'était tout simplement plus fort que lui.

Jed ne tarda guère à voir un homme se précipiter à la suite du petit qui, vraisemblablement, s'en venait dans sa direction. Il n'oserait dire qu'il fut soulagé de voir quelqu'un s'inquiéter ainsi pour le petit être, en prendre soin et, à défaut d'avoir pu le stopper dans sa traversée, s'était dépêcher de venir voir si tout allait bien. Il assista, de son banc, à l'échange qui s'ensuivit, se voyant désigné du doigt et se trouvant l'air perplexe devant ce fameux geste. Pourtant, lorsque le jeune s'approcha de lui, accompagné du grand blond, Jed ne tarda guère à afficher un sourire; conquis, c'était probablement ce qu'il était. Il n'aura pas fallu grand chose au final. À l'offre des bonbons, il ne se vit point de refuser, mais adressa au gamin un regard qui se voulait complice:

« Ouaah, il y en a beaucoup dit-moi ! Je pourrai pas manger tout ça... Tu veux m'y aider? On a qu'à partager, tu vois, deux pour toi et deux pour moi ... »

Loin de lui l'envie d'enlever tous les bonbons au petit, bien qu'il ne se voyait pas non plus refuser l'offre, sachant très bien l'ampleur que chaque petit geste pouvait prendre aux yeux d'un enfant. Il glissa d'ailleurs l'un des bonbons entre ses lèvres, y allant d'un petit clin d'oeil au petit avant de se lever question de s'adresser à l'homme un peu plus adéquatement, et enfin, surtout question de ne pas avoir à se casser le cou à le regarder.

«Il semblerait bien! C'est votre gamin, ce p'tit coquin? »

Jed hésita brièvement avant de se risquer à passer une main dans la chevelure du jeune, simple geste empli d'affection et de douceur ayant pour but de les ébouriffer un peu. Relevant les yeux vers l'homme, il lui tendit la main, ajoutant, parce que pourquoi pas, hein?

« Moi c'est Jed, au fait »

Il avait doucement lâché la petite main qui s'était momentanément désintéressée de la sienne, plus intrigué le gamin était par un cœur un peu solitaire que par la sévérité ou l'inquiétude de son veilleur. Le géant blond s'était contenté d'une retraite préventive, mais d'un regard couvant. Il ne s'inquiétait pas forcément de l'autre. À vrai dire, il ne savait pas forcément que penser. Il ne s'attarda pas non plus au fait qu'il pouvait très bien n'être qu'un prédateur quelconque... Il se contenta de sourire devant son caractère joueur, parfaitement gamin, qui faisait glousser le gamin comme s'il avait eu un ami ou un frère. Ce n'était pourtant pas le cas. Ils étaient pourtant entièrement inconnus l'un de l'autre. Et se tenant debout à un pas derrière l'enfant, il s'était sentit comme un spectateur assistant à une scène théâtrale attendrissante au cinéma, avec son sac de popcorn double beurre et un peu trop salé à son goût.

Il avait entendu son rire enfantin et son propre sourire s'était étiré. Sans doute que l'autre ne savait pas toute l'importance de ce petit geste, de ces petits mots, de cette complicité naïve et temporaire. Ce gamin-là trainait seul dans la cours. Il hurlait, parfois, la nuit. Il frappait de violence et de peur tout adulte. Et pourtant, celui-là le faisait rire d'un rire dont lui-même n'avait pas souvenir avoir déjà entendu émettre de ce petit être. C'était banal. Et pourtant, c'était aussi unique que magique. Et que pour ça, il lui en était probablement plus que redevable. D'un regard, peut-être, uniquement. D'un sourire, d'une expression qui parlait davantage que les mots qu'il aurait pu employé. Il avait suivit le mouvement du gamin qui s'était reculé à son niveau et avait de nouveau refermé sa large main doucement contre ses petits doigts serrés dans sa paume. Il secoua négativement de la tête, avant d'émettre un drôle de rire un peu triste.

«Non, je ne suis que son surveillant. » et en s'adressant plus particulièrement à l'enfant, sans gronder, n'en donnant qu'une drôle d'impression. Il n'était pas ainsi. Nul besoin de hurler ou de lever la main comme un père biologique l'aurait pas. Il alléger la bêtise, parce qu'il était content, au final, qu'elle ait eu lieu. «Ils sont comme les autres, et pour tant, pas tout à fait. J'essaie de lui offrir à lui, à eux tous, une vie différente et moins noire. Je ne suis qu'un type qui voudrait sauver le monde. »

Un nouveau sourire, une sincérité sans doute effarante. On n'a pas idée d'être aussi naïf de croire que quelqu'un en avait réellement quoi que ce soit à faire de sa banale sincérité de rêveur qui pense soulager des gamins d'une souffrance qu'ils connaissent, pour certains, depuis trop longtemps déjà. Il les aimait sincèrement comme un parent aurait aimé son enfant. Ils n'avaient pas le même sang, et pourtant, c'était tout comme, du moins semblait-il qu'il en donnait l'impression.

«Je suis Benjamin. »

Parce que c'était aussi la banalité du monde adulte, que c'était un peu la partie de son existence qui l'ennuyait le plus, mais il n'en disait, se contentant de plaire pour soulager les inquiétudes.

La douceur du bonbon contre sa langue.
Un peu de douceur dans ce bas monde, c'était peut-être au final un peu ce dont tout le monde avait besoin. Quelque chose à laquelle s'accrocher pour passer au travers des plus sombres journées, quelque chose pour survivre tout au long de son existence. Certains n'avaient pas eu droit à cette douceur, confrontés dès leur plus jeune âge à des situations que personne, pas même les adultes, pas même ces gens se disant responsables et emplis d'expérience, ne voudraient avoir à vivre. Certains vivaient pire que d'autres.
Ce n'étaient que des enfants.

Et puis il y avait des gens, qui offraient de cette douceur aux autres. Un sourire, une tape dans le dos. Le réconfort alors que les larmes succombent. Ils ne demandaient rien en retour. Ils donnaient, parce que c'était ainsi qu'ils étaient faits. «Juste un type qui voudrait sauver le monde». Une petite surprise pleine de bonté au centre d'une coquille dure d'une passé lourd. La douceur du miel après l'amertume de la vie.
Il y avait des gens comme Benjamin.

«On a parfois pas idée de l'ampleur de chaque petite geste du quotidien» déclara Jed dans un haussement d'épaules, ses yeux glissant une nouvelle fois vers le gamin dont la petite main se trouvait maintenant prisonnière de celle du blond, semblant si minuscule à disparaître dans la large paume. La vision en elle-même lui tira l'ébauche d'une sourire. «Il suffit parfois d'un sourire pour sauver une vie...»

Philosophique, peut-être un peu. Faux, pas pour autant. Il savait ce qu'il disait; parlait par expérience. C'était bien ce qui l'avait sauvé, lui. Enfin, ça ou quelques répliques lancées sur un ton de défi. Ou peut-être un coup de poing. Il ne savait trop à quel moment cette relation des plus complexes lui avait insufflé ce vent d'espoir, mais c'était arrivé. Jed aimait à croire qu'il pouvait en être de même pour ces enfants. Que cet homme, Benjamin, cet homme au visiblement très grand coeur, pouvait donner aux gamins ce dont ils avaient cruellement manqué. Qu'il puisse leur donner une seconde chance.

«Si plus de gens voyaient les choses ainsi, le monde n'aurait peut-être pas besoin d'être sauvé ...»

Son regard quitta l'homme pour se poser sur le petit groupe d'enfants qui s'était réuni de l'autre côté de la rue, visiblement dans l'attente tranquille de leur superviseur, n'osant traverser le rejoindre. Peut-être par faible conscience du danger, ou par simple respect des consignes, mais dans tous les cas, Jed fut rassuré de les voir bien immobiles à une distance respectable de la circulation. Il riva alors ses yeux bleus dans ceux de Ben, son sourire se faisant un peu plus franc. Il ne saurait trop dire ce qui le poussait à poursuivre la conversation avec une telle franchise et une ouverture dont il faisait rarement preuve:

« S'occuper ainsi de ces pauvres jeunes, c'est un geste noble. Je n'ai certes pas un point de vue très objectif sur la chose... Mon petit frère était ce que j'avais de plus précieux. »

Il eut un petit rire un peu triste, un peu nostalgique, secouant brièvement la tête. Quelque chose était devenu étonnament doux dans les traits de son visage, comme si le simple souvenir du petit être qu'il chérissait tant suffisait à l'attendrir complètement.

Benjamin n'avait jamais eu besoin d'être sauvé, jusqu'à maintenant. Les sourires réconfortants, c'était plutôt lui qui les donnait, sans rien demander en retour, parce que ça le rendait heureux, tout simplement, d'agir ainsi. Il n'avait besoin de rien. Seulement qu'on le rassure sur l'utilité de ce qu'il faisait. Celui qu'on lui montre qu'on pouvait aller de l'avant sans qu'il n'ait tenir la main ou à pousser dans le dos pour que l'autre y parvienne. Et il avait toujours eu ce besoin impossible à combler d'aller vers ceux qui se confrontait à un gouffre, un mur, un marrais. Un vide. À un tel point où, parfois, on ne s'arrêtait plus pour lui demander ''et toi, Ben, comment tu vas?'' Et question à laquelle il ne répondrait jamais négativement, de toute façon. Il n'avait jamais eu dans l'intention de déclarer ses propres inquiétudes. Il se contentait plutôt d'être un mur de solidité sur lequel autrui pouvait allégrement s'appuyer.

Un nouveau sourire étira ses lèvres en l'écoutant parler, retenant toujours la main dans la sienne, en sentant le petit être perdre sa concentration en voyant ses copains de l'autre côté de la rue, qui semblaient l'attendre pour continuer à jouer. «J'espère qu'il ne suffit que d'un sourire, alors... » souffla-t-il, reportant son attention sur l'adulte. Il avait l'impression d'un vécu, d'une expérience sentimentale réelle dont il lui faisait doucement part, à lui, un inconnu. Et il écoutait, doucement, les secrets qui se cachaient sous quelques mots, les sentiments derrières le visage, les mystères derrière le regard. Parce qu'il en avait l'habitude. Parce que c'était dans sa nature. Parce que les enfants, s'ils disaient la vérité, étaient de très bons menteurs et excellaient dans l'art de la manipulation émotive. Et ils cachaient, parfois, parfaitement une douleur du cœur qu'un adulte exprimait souvent plus facilement. Il se contentait de percevoir dans leur regard tout ce qu'ils ne voulaient pas dire. Et c'était pas habitude qu'il le faisait avec un peu n'importe qui, maintenant.

Un nouveau sourire, un léger malaise, peut-être. Il ne considérait pas que ce qu'il faisait était noble. C'était normal. C'était lui. Et c'était simplement être bon vivant. Noble? Il n'aurait pas décrit ses activités comme étant quelque chose du genre.

«Mon petit frère est aussi ce que je chéris le plus... »

Il avait compris le sens de ce qu'il disait. Il avait compris l'utilisation du passé et n'avait pas osé l'interroger à ce propos. Il en faisait déjà étonnement beaucoup en lui révélant une part de sa vie, de ce qu'il était, sans rien savoir de son interlocuteur. Il n'allait pas jouer les curieux avec lui, mais il comprenait. Il comprenait et se contentait d'une douceur. Mais ça, étrangement, pour sa part, ce n'était pas quelque chose qu'il avait déjà dit à Billy, et peut-être le devrait-il.

Il lança un regard derrière lui en entendant un cri d'impatience et eut un mouvement vers le gamin pour le retenir une fois de plus. Un sourire plus agréable, moins nostalgique, qu'il adressa à l'homme.

«Il va finir par me mordre si je ne retourne pas de l'autre côté. Mais venez, les gamins ne sont pas pro jugements et ne s'étonnent pas des nouvelles têtes qui entrent ou ressortent de leur vie. Vous pourriez aussi leur sauver la vie, sait-on jamais... »

Ce n'était qu'une douce invitation, voilà tout. Il ne l'obligeait pas à accepter, mais c'était bien la moindre des choses, sans doute, qu'il pouvait lui offrir.

Jed ne pouvait qu'être reconnaissant. Reconnaissant pour l'attitude qu'adoptait cet homme, ce presque inconnu avec qui il avait déjà échangé plus que de simples mots, eu plus qu'une simple conversation casuelle; il avait, contre toute attente et en si peu de temps, révélé une partie du plus lourd secret qui puisse peser sur ses épaules. Fait part de sa plus grande joie comme sa plus grande tristesse, le tout se résumant en un petit être qui représentait tout pour lui ... et n'était désormais plus de ce monde. Il n'aimait pas en parler. N'aimait pas embêter les gens avec ses problèmes et se contentait de répondre que tout allait bien lorsque tout allait mal, car les autres n'avaient pas à porter le poids de son mal-être. C'était son fardeau à lui, cette culpabilité sur ses épaules ... Ces regrets, ils n'étaient que les siens. Pourtant quelque chose chez cet homme semblait lui inspirer confiance, le mettre instantanément à l'aise .. ou peut-être étais-ce simplement le petit geste réconfortant du gamin, la petite touche d'attention enfantine qui lui manquait tant et dont il avait cruellement besoin. Peut-être même une combinaison des deux, qui lui créait une sensation de chaleur et une envie de tout déballer, tout raconter car pourquoi pas ? Benjamin semblait une oreille attentive. Non pas là pour juger, mais simplement le silence agréable suivant l'écoute, la compassion dans cette absence de mots bénéfique qui différait tant des exaspérants "Je suis désolé".

Pourtant, il n'en fit rien. N'ajouta pas un mot sur le sujet. Se contenta de sourire aux paroles de Ben, hochant de la tête. Il avait aussi un petit frère. Il savait ce que c'était. Probablement n'avait-il pas toujours conscience à quel point ce lien qui devait les unir était précieux; c'est souvent le cas, on réalise toujours trop tard. Il espérait que ce homme réalisait déjà. Il espérait qu'il savait.

Lentement, Jed retrouvait un sourire un peu moins triste, un peu plus conquis encore si possible, regardant le gamin s'agiter, désireux de rejoindre ses copains. Les enfants. Les enfants sont des êtres si purs ... si insouscients pour la plupart, et d'ailleurs, c'était là ce qu'il fallait ... Certains grandissaient trop vite, forcés de faire face beaucoup trop jeunes à un monde dur et une réalité cruelle qui les forçait à devenir trop vite adultes .. à rater une partie de cette tendre enfance qui leur était si précieuse et ne durait que trop peu de temps... Il leur souhaitait à tous de pouvoir profiter de ce temps autant que possible. Il n'avait pas de doute que Benjamin leur était d'une grande aide dans cet accomplissement, dans leur épanouissement. Il releva les yeux vers l'homme. Sourit un peu plus grand à l'invitation. Répondit d'abord d'un simple hochement de tête, puis :

« Merci .. C'est .. Ça compte beaucoup. »

S'il pouvait ne répandre qu'un sourire ou deux parmis ce groupe de gamins, il en serait déjà comblé. C'était principalement pour les souvenirs d'un temps heureux, pour revivre cette joie de'éclairer le visage d'un enfant qui vous voyait comme une merveille du monde. Les grands yeux brillants levés vers vous, emplis d'une innocente admiration qui fait chaud au coeur... Juste une fois. Il voulait se l'autoriser encore une fois, ce qui expliquait pourquoi il avait déjà emboîté le pas de Benjamin, une main dans sa poche, le reste du bonbon fondant tranquillement contre sa langue.
Il avait longtemps eu peur de faire du mal à quelqu'un d'autre avec son pouvoir. Se retrouver en présence d'enfants aurait dû le terrifier .... Pas aujourd'hui. Pour une raison inexplicable, pas aujourd'hui.

« Ils sont tout de même nombreux... Ça ne doit pas toujours être un cadeau à surveiller ... » commenta-t-il d'un ton léger.

Benjamin ne savait pas vraiment pourquoi il attirait continuellement, comme un aimant, les âmes sensibles, blessées et qui avait étrangement besoin de confier quelque chose, contre tout attention, comme si ses traits caractéristiques lui permettait discrètement de franchir le seuil des jardins secrets des gens, sans qu'il n'ait à en forcer son entrée, simplement parce qu'il avait une vision douce et peut-être un peu naïve d'un peu tout le monde qu'il croisait en pleine rue. Il n'était pourtant pas de bon conseille. Du moins, à l'occasion seulement. Il se contentait souvent d'écouter sans rien dire, à moins que la nécessité se présente à lui. Il bien souvent contenté d'un sourire ou deux, simplement pour dire qu'il était là, simplement parce que c'était, parfois, tout ce qui était suffisant. Lui-même dans sa propre confusion ne s'accrochait pas forcément à des commentaires sur tout ce qu'il pouvait dire: il parlerait à un mur que ça reviendrait au même, seulement, un mur, ça n'écoutait pas, ça ne donne pas l'impression de vivre quelque chose de semblable, ça ne donne pas l'impression de l'émotion silencieuse et chaleureuse qu'en fait tous cherchent, d'une façon ou d'une autre, dans l'acte de la confidence. Ils pouvaient toujours s'adresser à leur propre reflet dans un miroir, en compensation avec la compagnie qu'ils n'avaient tout simplement pas, parfois, et dont ils souffraient inutilement, chaque jour, pour certains. Il avait l'impression, lui, que c'était ça aussi, sa vie. Rendre celle des autres un peu moins amer. Au point d'oublier la sienne. Au point d'oublier que c'était pas toujours aussi simple. Au point de tout risquer, de se lancer dans un rouage mécanique dangereux dans lequel il risquait bien d'y laisser quelques plumes, au final, et dont il n'avait pas encore conscience des conséquences tragiques. Mais ça, il ne le savait pas encore, n'est-ce pas?

Il n'avait pas franchement réfléchit en invitant Jed. Peut-être seulement poussé par un élan de grandeur d'âme qui lui donnait envie de ne pas l'abandonner là comme une chaussette, comme une épave sur son banc de parc, sur le bord de la route à fixer le temps qui passe et qui mord violemment ses souvenirs dont il n'avait, lui, vraiment conscience que d'un fragment fragile. Peut-être avait-il sentit que c'était thérapeutique pour les gamins de rencontrer des gens, et que ça l'était aussi pour lui de vivre, un court moment, avec eux. Finalement, il sentant que c'était positif pour tout le monde et ne s'était pas vraiment arrêté à se poser trop de question en lui faisant l'offre. Il s'était, une fois de plus, contenté de sourire, naturellement. S'il l'observa se lever une seconde, il ne s'était pas trop attardé à voir s'il suivait ou pas. Un regard, peut-être, en coin, sans insister. Il avait retraverser, retenant les pas enthousiasme du gamin dont il serrait toujours doucement, mais fermement la petite main bien callée dans sa paume, ne le relâchant que de l'autre côté. Il s'était laissé, une seconde, entrainé par le flot délirant de leurs paroles parfois sans queue ni tête qui le rendait si naïf, se laissant juste bercer par leur pas pour revenir au point de départ, dans le petit parc. Haussement des épaules, il tourna son attention, une fois de plus, sur Jed, et un petit rire, peut-être, pour combler sa réponse. Il était un peu insouciant de s'épuiser ou non, avec eux. Et à vrai dire, leur petit bonheur discret lui apportait davantage que cela, du fait que ça ne le dérangeait pas.

«Surveiller, c'est toujours un peu plus pénible. Je ne m'en rend pas vraiment compte, pourtant. »

Il avait opté d'entrainer le jeune homme à sa suite, en entendant son prénom percé à travers le petit brouhaha, et, taquin, se glissa aux balançoires d'où on réclamait inévitablement l'attention. Parce que c'était plus drôle à deux ou trois que seul, n'est-ce pas? Un clin d'œil vers Jed, il s'était glissé dans le dos des enfants, en évitant soigneusement de se prendre un pied par la tête accidentellement, et offrit une poussée gravitationnelle au premier qui le quémandait. Par habitude. Parce que c'était aussi ca, ce qu'il faisait. Agir comme un parent aurait agit avec eux, même s'ils n'y ont pas goutés. Leur rappeler qu'ils étaient comme tout le monde, finalement.

«Disons que parfois, c'est difficile. Pas pour moi. Ce que je trouve difficile, se sont ceux qui ne se laissent pas approcher facilement pour quelques raisons qui nous sont parfois inconnues. Ça, c'est difficile. Ce qui est difficile, c'est l'enfant qui te parle à travers sa propre violence parce qu'il n'a jamais rien connu d'autre pour s'exprimer. Surveiller, c'est facile. Entrer dans leur vie, c'est autre chose. Et ils y sont pour rien. »