« Abyssum abyssus invocat »


Elle observe par la fenêtre les lampadaires qui délayent leur lumière glauque en flaque huileuses sur l’asphalte souillée - maculée de tâches sombres, suspectes projetant dans la brume des voiles d’ombres comme autant de vaisseaux fantômes hantant les rues. Dix jours qu’une chape de plomb s’est abattue sur la Grosse Pomme figeant le tout dans une gangue spectrale et inquiétante dans l’attente d’une chute qui ne vient pas. A regret, la femme termine son thé et repose la tasse dans un tintement de porcelaine. Attrape ses clefs. Vérifie une dernière fois son sac. Sort.

Au loin, la gueule monstrueuse du métro l’attend. Son pas est réglé. Elle gravit les cinquante mètres qui la séparent du Léviathan, foule la poussière de ses marches et s’engouffre dans ses entrailles. Un relent d’urine et de sueur lui assaille les narines et elle ne peut retenir une grimace devant l’odeur des corps chauds et humides qui se pressent contre le sien. Ca finit par la cracher comme un papier gras sur le quai. Caserne 55. Elle se change dans les vestiaires vides. Etre l’une des premières femmes à exercer ce corps de métier n’est pas une sinécure.  Surtout quand on a pour mission d’aller râcler la misère et les immondices dans le quartier d’Harlem. Aujourd'hui, c'est overdose, sa spécialité. L'homme a un sourire à poinçonner les tickets de métro. Sa peau est recouverte d'une épaisse pellicule de crasse et il exhale une odeur putride. A côté de lui, allongée sur le sol, une pauvre créature gît au-dessus d'une bouche d'aération.

- T'es venu pour une ptite gâterie, poupée ?

Ses épaules se raidissent alors que ses bras se croisent sur sa poitrine. Son collègue fait un pas pour intervenir mais elle l'arrête.  Son regard sévère transperce l’inconnu avec autant de diligence qu’un semi-remorque lancé à pleine vitesse sur une route aspergée de liquide vaisselle.

-Ecoute darling. Mes parents ont eu l’extrême obligeance de m’accorder un patronyme. Tu ferais mieux de t’en servir avant de devoir ramasser tes dents  avec tes doigts brisés. Si c'est trop compliqué pour toi, tu m'appelles doc. Maintenant tu fermes ta cave à merde et tu nous aides. Elle se défonce à quoi ta copine ?

-Y a pas de trace de piqûre doc. Son nez est clean. Elle a dû l'avaler.

A la guerre comme à la guerre donc. Après une volée de gifles sans réaction, la jeune femme appose sa main contre la carotide. Une douleur suffisamment violente devrait la sortir de l'inconscience assez longtemps pour lui coller les doigts au fond de la gorge. Envoyer un influx nerveux n'est pas tellement compliqué. Le truc c'est de berner le neurone porte. Trop fort et c'est le black-out, pas assez, elle reste au stade de légumineuse. Les yeux de la victime papillonne.

Tout ira bien.

Sur le parking de l'hôpital, elle allume une cigarette. Ses prunelles brûlantes scrutent l'horizon bouché. Adossée au camion, Ellie se permet de prendre un peu de recul, de calme.

-Dites Doc... Vous venez d'où en France exactement ?

La fumée s'échappe de ses lèvres. Un spectre. Un fantôme.

-Paris mais j'ai passé quelques années dans un lieu où même les corbeaux volent sur le dos pour ne pas voir la misère qu'il y a en bas.