La nuit était douce. Les ombres des feuillages couvraient les façades des maisons de banlieue qui s’étendaient à perte de vue. Une fine silhouette avançait lentement dans la rue. Le silence, qui habituellement l’effrayait, lui offrait un doux cocon protecteur. L’air fruité était un appel au printemps. Jordan avait toujours aimé cette époque de l’année où même ses parents semblaient retrouver un semblant d’humanité. Triste illusion. La fraîcheur des jours hivernaux n’abandonnait jamais le cœur des gens. La jeune femme s’arrêta devant le portail qui séparait son jardin, la maison familiale, et le trottoir aux pavés escarpés. Elle tâta maladroitement la bosse que formait la poche droite de son pantalon en toile. Elle n’avait plus le temps de douter. Dès le lendemain, sa sœur allait être confiée à quelque fou afin d’être exorcisée. Delindah possédait des pouvoirs qui n’avaient rien à voir avec les capacités maléfiques des démons. Jordan n’était qu’une pauvre humaine, dénuée d’intuition et peu encline aux grands discours moralisateurs. Elle n’avait rien à offrir, hormis des manuscrits inachevés et des remarques sarcastiques. Sa sœur était l’héroïne de son existence. Elle allait la sauver.

J. franchit le seuil de sa maison. L’absence de cris lui signalait que ses parents étaient couchés. Les marches des escaliers craquèrent sous ses pieds malhabiles. L’angoisse au cœur, elle pénétra dans sa propre chambre et jeta quelques affaires dans une de ses valises. Ses rêves de voyage se consumaient au fil des secondes écoulées. Elle n’avait plus le temps de rêver, de s’ouvrir à un monde qu’elle avait toujours cherché à fuir. Ses parents étaient de fervents catholiques et vivaient encore à une époque où l’on retirait les jeunes femmes des lycées afin de les marier aux plus offrants. Ils étaient fous. Jordan avait eu la chance d’étudier les lettres et échapper à de nombreuses remontrances. Elle avait réussi à capturer un semblant de liberté et se préparait à mordre la main qui la nourrissait. Arrêtée en plein élan, elle fut prise d'une soudaine pulsion. Elle sortit son présent de sa poche et arracha le papier kraft qui l'enveloppait.

Sa paume s'accommoda aux contours du revolver. Ses doigts glissèrent sur le canon. Cet achat ne pouvait être qu'utile. Pitié, faites qu'il ne le soit pas. Elle jeta un dernier regard à sa chambre d'enfant et garda son arme en main, son index se calant contre la détente. Jordan rejoignit le couloir, la bandoulière de son sac sur l'épaule, et pénétra dans l'alcôve de sa sœur. Elle ne frappa pas mais lui lança un regard éloquent qui rassemblait l'intégralité de ses arguments. J. aurait aimé agrémenter ce petit projectile visuel d'un bon nombre d'insultes dynamiques mais elle préférait ne pas ouvrir la bouche. Pour le moment, du moins. L'origine des pouvoirs de Delindah lui était inconnue et, même si elle restait sa petite sœur adorée, elle préférait ne pas l'agacer. Elle avait été témoin, muette de stupeur et (sans doute) d'effroi, des exploits de cette dernière.

Silencieuse. Austère. Jordan n'était qu'austérité et silence. Du moins, ses très chers géniteurs auraient voulu qu'elle soit ainsi. Ils avaient leur deuil d'une tendre fille aux contours doucereux. A chaque marche descendue (dix-sept marches pour être précise), la jeune femme sentait le poison fort de l'adrénaline parcourir ses veines. Cette sensation délicieuse contrastait allégrement avec son visage pâle. Fermé.

Le hall d'entrée était parfaitement balayé. Rien n'était laissé au hasard. Mais là résidait le principal atout des Rosenberg : leur art n'était fait que d'apparences. Delindah sur ses talons, la jeune femme franchit l'espace qui les séparait de la porte. A mi-chemin, elles furent arrêtées par le lustre qui s'éclaira, diffusant une lumière particulièrement vivace aux alentours. Jordan hoqueta de surprise, saisit le poignet de Delindah et fit volte-face. Lorsqu'elle croisa le regard azuré de son père, elle tendit le bras et pointa son arme vers son large torse. Surpris, il ne bougea pas mais toisait D. avec un certain dédain que Jordan n'appréciait pas.

« Delindah, rejoins la voiture. J’arrive. » Parvint-elle à articuler en esquissant quelques pas vers la table basse. La demoiselle rafla les clefs de sa propre voiture qui reposait sagement sur le bois.

La suite ne fut qu'un échange interminable de regards. Les lèvres étaient scellées. Jordan prenait sa revanche et cette perspective rendait cette scène touchante. Quoi que relativement inquiétante si l'on prenait en compte l'apparition surprise de l'arme à feu. Le feu de l'angoisse mordit sa gorge et se développa dans ses entrailles.

« Reste loin de nous. »

Elle pointa le canon de son arme vers le lustre et tira. Le revolver trembla entre ses mains, la détonation la fit hurler. Une pluie de débris s'abattit sur la tête de son paternel alors que Jordan s'enfuyait. Haletante, elle se jeta avec hargne sur la portière qu'elle s'empressa d'ouvrir. Sans même prendre le temps de respirer, elle enfonça les clefs dans le contact et démarra en trombe. Dans le rétroviseur, elle aperçut leur géniteur courir après la voiture. Après quelques secondes, où Jordan s'acharnait à piétiner l'accélérateur, il disparut de son champ de vision. L'inquiétude avait pourtant des allures indescriptibles qui étaient discutables. Il allait les retrouver. Elle en était persuadée. Elles allaient payer. Ce n'était guère réjouissant.
Qu'il essaie seulement de les toucher.