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Feat Lana Mendez.

Le ciel. Cette étendue infinie, aux douces nuances d’orange et de rose était une vision délicieuse, même au travers du carreau d’une fenêtre. Je comprenais pourquoi moult artistes s’étaient inspirés d’un tel spectacle pour certaines de leurs œuvres. Le soleil, symbole de l’inspiration pour les surréalistes comme Man Ray, l’artiste que je comptais présenter à mes élèves cette après-midi. Je savais par avance que la vision de l’homme n’allait pas faire l’unanimité auprès des jeunes, mais il faisait partie du programme ; Il était nécessaire pour les mutants de connaître les travaux surréalistes. Néanmoins, je devais avouer ne plus posséder l’exemplaire des « Mains Libres », dans lequel les dessins de Man Ray inspirent les poèmes de Paul Eluard. Je n’avais pas réellement apprécié cette œuvre, et il est plus que probable que j’ai dû profiter d’une occasion quelconque pour m’en débarrasser ; Ce qui était d’ailleurs exceptionnel, moi qui ne supporte pas la destruction des livres. Je n’avais donc pas le choix : il me fallait rendre une petite visite à la bibliothèque.

Faisant nonchalamment craquer mes vertèbres, je me lavai et m’habillai avant de descendre rejoindre mes collègues. Laissant mes cheveux sombres détachés, je vérifiai une dernière fois mon léger trait d’eye-liner puis fis mon lit et mis en ordre mes papiers. Je ne pouvais pas laisser cette pièce en friche, ah ça non. Dès que mon espace personnel fut irréprochable, je quittai la chambre et rejoins directement mes collègues les plus matinaux dans la salle des professeurs. Comme à mon habitude, je me servis un gobelet rempli de café et commençais à discuter de tout et de rien avec le peu de personnes présentes. L’horloge indiquait 7h15. A cette heure-ci, les élèves de l’institut commencent à peine à ouvrir les yeux. Le silence régnait dans les couloirs, mais pas pour longtemps. Au fur et à mesure que les minutes s’égrainaient, le flux de mutants augmentait, jusqu’à ce que le brouhaha habituel se fasse entendre à travers la porte de la salle. Si seulement ils pouvaient être aussi actifs en classe ! Nous nous en amusions. Bien sûr, quelques commérages et autres potins prirent rapidement toute l’attention des adultes ; Car oui, les professeurs aussi savent tout sur tout le monde. Pouvoirs, histoires d’amour, de jalousie, de rivalité, rien ne nous échappe.

Quand je quittai mes collègues, il était 8h pile. Mes gestes étaient les mêmes que tous les matins précédents : jeté de gobelet dans la poubelle, retouche de rouge à lèvres – carmin, assorti à mes ongles bien que dissimulés sous mes indissociables gants – puis salut général d’un simple signe de la main accompagné d’un ‘bonne journée’ enthousiaste. Il ne faisait pas particulièrement chaud à cette heure matinale, et que je passai le pas de la porte d’entrée, je resserrais l’écharpe grise qui accompagnait mon trench-coat blanc et accélérais le pas. Arrivée devant une porte massive, mon souffle opaque se relâchait : j’étais arrivée à destination.

Des livres à droite, à gauche, au centre, partout. Le paradis sur Terre. Je fréquentais souvent cet endroit, étant moi-même ce que les gens appellent communément ‘un rat de bibliothèque’. Je balayais la salle du regard, vérifiant les places libres – ou pour être plus précise, vérifiant si MA place était libre. J’avais l’habitude de m’assoir au fond de la pièce, près de la fenêtre. C’était le point où je me sentais bien, sans être importunée par les éventuels bruits des autres. Néanmoins, autant je connaissais le rayon ‘Art’ comme l’intérieur de ma poche, autant le surréalisme n’était pas mon dada. Je décidais de prendre quelques renseignements auprès de la responsable, histoire d’être sûre de trouver le bon livre. Je m’approchais alors de la jeune femme et lui demandai poliment :

« Bonjour ! Excusez-moi de vous déranger, mais j’aimerais trouver un exemplaire de ‘les Mains Libres’… En possédez-vous un ? »

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« Bonjour ! Vous êtes bien matinale... Cela me change un peu. Pardon... Excusez-moi j'étais tout à fait absorbée par autre chose. " Les mains sales " ? Oui bien sûr, je vais vous guider au bon rayon. Nous avons plusieurs exemplaires. En rayon littérature adultes, ou dans le rayon art. Souhaitez-vous une édition en particulier ? »

Matinale ? Je jetai un coup d’œil à la montre que je portais au poignet : 09h40. La bibliothèque n’ouvrait qu’à 9h30 ; Ah oui, j’étais effectivement venue plus tôt que je ne le pensais. Néanmoins, un détail d’importance m’a fait sourire : la jeune femme avait mentionné « Les Mains Sales », pièce que j’aime beaucoup malgré la critique du communisme que Sartre fait. Je me dépêchai de corriger l’erreur de la bibliothécaire avant qu’elle ne s’élance en direction du rayon :

« En fait, je cherche un exemplaire des Mains Libres, non pas des Mains Sales… ! » Lançai-je avec le maximum de bienveillance que je possédais en stock.

Mon regard parcourait les tranches des différents livres qui se succédaient dans le rayon que nous traversions. Des grands classiques aux œuvres littéraires plus contemporaines, la jeune femme avait vraiment une belle collection d’ouvrages. Çà et là, j’en découvrais des nouveaux dont j’essayais de mémoriser l’emplacement pour ma prochaine visite. Être ici, c’était comme être coupé du temps, être une petite fille dans un magasin de bonbons : on veut tous les tester, mais on ne le peut pas.

« Si je puis me permettre, je vous conseillerais une collection d'art, mettant en exergue les dessins de Man Ray. Il y a également un dossier en annexe expliquant la création de ses dessins, leurs significations ainsi que les biographies des deux artistes. Je ne sais pas dans quel but vous souhaitez utiliser ce livre. »

Dieu bénisse cette femme. C’était exactement ce que je cherchais. Comment avait-elle su ? Était-elle télépathe ? Ou peut-être que j’ai un visage de professeur d’art. En tout cas, j’étais ravie d’avoir sollicité son aide. La jeune femme allait m’être plus utile que prévu finalement. Reportant mon attention sur elle plutôt que sur sa collection, je lui répondis le plus honnêtement possible :

« Ce serait parfait, Mademoiselle, merci. Je suis professeur d’art, donc il est vrai que le travail de Man Ray va être plus important que celui de Paul Eluard, mais je ne pourrais pas travailler sur l’un sans parler de l’autre… Votre alternative semble être la plus appropriée. »

De toute façon, je n’allais pas forcer mes élèves à lire et étudier quelque chose que moi-même je ne porte pas dans mon cœur. Mais les poèmes et les dessins étaient indissociables et même si j’allais forcément me pencher plus sur les dessins de Ray, les poèmes aidaient parfois à démêler la signification des œuvres qui pouvaient être, je l’avoue, tellement abstraites qu’elles ressemblaient plus à un gribouillis d’enfant qu’à de l’art à proprement parler. Quoique, si l’on y regarde de plus près, certains dessins surréalistes n’ont rien à envier à l’art contemporain dans sa forme la plus figurative.

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" Oh oui bien sûr... Excusez-moi, je n'ai pas toute ma tête ce matin. Je suis désolée, oui " Les mains libres ". Je vous invite à me suivre dans le rayon art, je pense que nous allons trouver votre bonheur madame. "

Bien sûr que je l’excusais. L’erreur est humaine après tout, n’est-ce pas ? Et puis, la jeune femme a toujours été très agréable et de bonne humeur, même dans les heures les plus précoces de la matinée. Nombreuses auraient été les bibliothécaires qui m’auraient envoyé me perdre dans les méandres des étagères remplies d’œuvres toutes plus inconnues les unes que les autres. J’avais beau être une lectrice fidèle et avertie, je ne pouvais pas avoir tout lu non plus, et j’étais persuadée que c’était le cas de tout le monde – ayant une vie en dehors de la lecture bien sûr. Surtout que ce n’était pas mon domaine de prédilection : je suis une professeure d’art avant tout, une personne visuelle avant d’être littéraire. Heureusement, j’ai eu la chance d’avoir pour mère un rat de bibliothèque et j’ai dû hériter de quelques gênes de ce côté-là. Perdue dans mes pensées, la réplique de la brune me fit revenir à la réalité :

" Décidément, il y aura toujours des petits rigolos pour ranger les livres n'importe comment. C'est plus fort que moi, il faut que je remette tout cela en place. Je vous sors les différentes éditions des " Mains libres " ensuite, je me dépêche... "

Je ne pus réprimer un sourire. Je n’étais donc pas la seule à ne pas supporter le désordre ? Et moi qui pensais que ce n’était qu’un trouble obsessionnel ou quelque chose du genre. Peut-être était-ce normal pour la jeune femme ; Après tout, si mes élèves se mettaient à mettre ma pochette d’art à sac, je pense qu’il y aurait eu des représailles sévères. S’il y a bien quelque chose qui me fait sortir de mes gonds, c’est que l’on touche à mon travail ou pire, que l’on gâche l’ordre. Je suis toujours partie du principe que le désordre traduisait le chaos. Si ma pochette est dérangée, ma tête le sera aussi. J’aidais du mieux que je pus à ordonner les œuvres mal rangées tout en lançant, amusée :

« Je comprends ; J’ai moi-même horreur du désordre ! »

Une fois les livres parfaitement alignés selon l’ordre alphabétique, la jeune femme se saisit de quelques ouvrages et me les présenta rapidement. Il y en avait vraiment pour tous les points de vue ; Même si je recherchais plus une œuvre s’intéressant plus au travail de Man Ray le dessinateur-photographe qu’aux poèmes de Paul Eluard. La curiosité de la jeune bibliothécaire n’avait pas de limite : la voilà qui me demandait dans quel endroit j’exerçais.

Dilemme : je ne savais pas si je pouvais révéler la vérité à la jeune femme. Et si elle était contre les mutants ? Je ne voudrais pas paraître comme une porte d’entrée sur l’Institut Xavier. J’avais déjà fait l’erreur de prendre un amant anti-mutant – bien que je ne le savais pas à l’époque – je ne referais pas deux fois la même bévue. Prudemment, je lui répondis :

« Je travaille dans un établissement pour élèves doués, alors il est vrai que je n’ai pas à me plaindre de mes élèves pour l’instant. »

Doués. Etymologiquement, cela signifiait ‘qui possède un don’. J’ai toujours aimé joué sur les mots, tout en subtilité. J’ai appris très tôt – et à mes dépends – que les mots que l’on choisissait avaient une importance qui échappait à la plupart des gens, mais pas à ceux qui y prêtaient attention. Les nuances variaient d’une langue à l’autre, ce qui expliquait aussi pourquoi mes propos en anglais paraissaient plus fades – certains diront plus clairs – que mes mots en tchèque ou en russe, mes deux langues maternelles grâce auxquelles j’avais hérité d’un accent difficile à rater, particulièrement quand je communique avec des anglophones natifs. La brune aussi avait un accent ; Néanmoins, je n’étais pas assez douée pour l’identifier. La seule chose dont je sois absolument certaine, c’était qu’il ne venait ni d’Europe de l’Est, ni d’URSS. Français ? Italien ? Espagnol ? Je n’osais demander, de peur de paraître impolie.

" Si vous le souhaitez, nous avons ici une édition assez ancienne, mais toutefois assez complète. Cet ouvrage présente les œuvres de Man Ray, avec quelques gros plans sur des points essentiels... Comme... A cette page... Vous voyez, il y a également de nombreuses notes explicatives pour vous rafraîchir la mémoire. Cela peut toujours éviter de vaines recherches supplémentaires, et un certain gain de temps. Ce qui n'est pas négligeable dans votre métier. En revanche... Il n'y a que quelques pages à propos d'Eluard, à la toute fin de l'ouvrage. Les auteurs ayant participé à la conception de ce livre, se sont intéressés d'avantage à Man Ray. Je vous laisse le consulter un moment, histoire de vous faire votre propre opinion. "

Je tournais les pages de cet imposant grimoire, tout en ne pouvant m’empêcher d’humer l’odeur de vieux papier qui se dégageait. Mes yeux parcouraient quelques lignes qui me paraissaient importantes, mais je ne voulais pas abuser du temps de la brune au point de lire le moindre petit paragraphe. Au fil du livre, des illustrations, des références ; C’était, en outre, un ouvrage extrêmement complet. Exactement ce que je cherchais. Je ne pouvais cacher le sourire qui fendait mes lèvres au fur et à mesure que j’explorais cette œuvre inconnue. Avec cela, aucune chance que mes élèves ne manquent la moindre information ! Bien sûr, j’y ajouterais ma touche personnelle à l’oral comme d’habitude. Je ne peux pas réciter un texte réplique par réplique sans le personnaliser à la sauce Anya Volodine.

Pleine de gratitude envers la bibliothécaire, je détournais le regard jusqu’à croiser le sien et lançais :

« Ce livre m’a l’air très complet. De toute façon, je ne m’attarderais pas trop sur les poèmes d’Eluard car je pense que mes étudiants les ont déjà analysés avec leur professeur, mais ils doivent voir que ce sont les mots qui sont inspirés des illustrations, et non l’inverse comme c’est le cas habituellement. Pourrais-je emprunter cet ouvrage pour environ… Une semaine ? »

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Feat Lana Mendez.

" Moi qui avais peur de passer pour la névrosée de service... Je suis bien contente de rencontrer une personne qui partage mes valeurs. C'est assez rare de notre époque. "

Flattée et ravie de constater que je n’étais pas la seule maniaque de New York, j’esquissais un sourire avant de rétorquer :

« Trop rare, malheureusement. Mon père disait toujours : une bonne organisation est primordiale dans tout ce que tu entreprends. Si c’est clair dans la vie, ce sera clair dans ta tête. »

Je me souvenais de cette phrase qui revenait, incessante, dans la bouche de cet homme à l’allure bourrue qu’était mon père. Un ours, voilà ce que disaient les gens à son propos. Assez grand, imposant – autant par sa carrure que par ses kilos en trop, il s’amusait à faire peur aux petits caïds du quartier. Cela me faisait bien rire, moi qui était si frêle, quand je voyais le regard pétillant de mon géniteur derrière sa barbe poivre et sel. Il faisait partie de l’armée russe, et c’était dans les rangs qu’il avait appris l’importance d’une bonne organisation. Le chaos et l’improvisation n’avaient pas leur place. Une erreur, et tout était fini. Des vies humaines étaient en jeu, après tout.

Bon, là, il ne s’agissait que de livres, c’est vrai. Mais tout de même, rangés à leurs place, les informations étaient tout de suite plus claires, et donnaient envie d’en savoir plus sur ces ouvrages. Néanmoins, je n’avais pas vraiment le temps pour ça ; Je verrais cela plus tard, pour sûr.

Je me doutais bien que la bibliothécaire avait saisi le double sens du terme « doué », et sa réponse était plutôt insistante sur le sujet tout en restant implicite pour quiconque ne serait pas concerné par le « problème mutant ». J’hésitais à lui dire clairement les choses, mais je ne savais pas si la jeune femme était de confiance. Et si elle était contre les mutants ? Je ne voulais pas mettre en danger les élèves de l’Institut, ou moi-même. Sa tenue vestimentaire ne pouvait pas cacher d’arme, mais peut-être possédait-elle un pouvoir invisible comme Charles ? Je ne savais vraiment pas si je pouvais lui accorder une confiance aveugle, surtout en ces temps-ci.

« Effectivement. L’école où j’enseigne est unique, et je dois dire que je peux être fière de mes élèves. Quel établissement avez-vous fréquenté ? Si je ne me montre trop indiscrète, vous n’êtes pas obligée de me répondre. »

Je devais le préciser, car j’ai parfois l’impression que ma curiosité peut m’attirer des ennuis – même si c’était devenu une seconde nature chez moi. J’ai toujours voulu tout savoir, sur la vie, sur les gens qui m’entouraient, sur l’histoire de chaque individu. Si seulement j’aurais été télépathe… Cela aurait été l’un des pouvoirs que j’aurais voulu avoir. Une habileté qui m’aurait permis de connaître des choses, ou bien encore de les créer. Mais évidemment, je ne suis pas contente de ce que je possède, cette peau qui ne m’apporte que la destruction et la mort. Avec les années, j’ai appris à maitriser plus ou moins ma malédiction, et les accidents mortels involontaires n’arrivent que très peu à présent. Heureusement. Peut-être que si j’avais été télépathe, j’aurais su si cette jeune femme était de mon côté, si elle était humaine ou mutante, et d’où venait cet accent qui était le sien. Lui demander tout cela serait très impoli, et cela n’est pas dans ma nature de me monter rude, surtout avec les gens qui ne montrent aucune hostilité envers moi.

Pendant que j’étais perdue dans mes pensées, la jeune femme me présentait un autre ouvrage qui mettait les deux artistes collaborateurs, Paul Eluard le poète et Man Ray le dessinateur, en face-à-face, ou plutôt sur un pied d’égalité. D’un point de vue historique, c’était l’intention des deux artistes : travailler l’un avec l’autre, en parallèle. Mais je suis professeure d’art, et le labeur de Ray était ma part du programme, celui d’Eluard je le laissais volontiers à mon collègue de littérature. Déjà que je n’affectionnais pas particulièrement Les Mains Libres, cela ne m’étonnait pas le moins du monde que ces pauvres bouquins n’avaient pas dû sortir de leurs étagères. C’est vrai, aussi bien Eluard que Ray, les deux artistes ont fait du meilleur travail. Mais que voulez-vous, le programme était obligatoire pour tout le monde, même pour les mutants.

« J’aime beaucoup cet imposant ouvrage… » Disais-je tout en posant ma main gantée sur le manuel aux allures de grimoire. « Mais si vous avez quelque chose qui serait plus ergonomique et centré sur la partie graphique, je serais ravie de voir cela. Quelle est donc cette réédition ? »

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Feat Lana Mendez.

" Votre père doit être un homme bien sage pour tenir de tels propos. Son éducation a de toute évidence porté ses fruits avec vous. Il doit être fier de vous avoir comme fille, vraiment. "

Sans doute. Je ne savais pas vraiment en fait. Il n’était pas un homme des plus expressifs, mais je savais qu’il m’aimait – ou du moins, qu’il aimait la Anya enfant. Il n’a jamais rien su sur ma capacité, et je ne suis pas sûre qu’il apprécierait tous les choix que j’avais fait au cours de ma vie. Sa fille chérie au cœur même des Etats-Unis, LE pays du capitalisme ? C’aurait été un scandale pour lui. Mais je m’y plaisais, moi, chez les capitalistes. Au moins, ils avaient la liberté de vendre de bons livres, et c’était le plus important. Je décidais finalement de répondre à la bibliothécaire à l’aide d’un léger sourire dubitatif qui traduisait sûrement la perte de mes mots.

" Malheureusement il y a quelques désordres dans la vie qui ne laissent jamais la tête tranquille. On a beau mettre tout le soin possible au rangement matériel, la tête reste bien à part. "

Ces paroles me firent lever le regard jusqu’à croiser celui de mon interlocutrice. Malgré sa spontanéité, la jeune femme avait de l’esprit, et n’avait pas dû avoir la vie facile. Je remarquais cette expression dans ses yeux que je ne connaissais que trop bien. Ces images, ces paroles, ces sensations qui reviennent comme un mauvais refrain chaque nuit, qui me hantaient encore après toutes ces années. Inconsciemment, j’effleurais les chiffres gravés sur mon avant-bras ; Quand je m’en rendis compte, j’arrêtais le plus discrètement possible ce réflexe stupide et rétorquais à la brune :

« C’est vrai. Mais ce que nous avons vécu est clair dans notre tête. Les souvenirs, notre inconscient, tout cela est bien plus complexe, n’est-ce pas ? »

Même si j’avais conscience que la bibliothécaire était bien trop jeune pour avoir connu l’horreur des années trente-quarante, elle semblait garder les marques d’un passé trouble et désagréable.
Sans s’attarder trop sur ce sujet qui nous mettait toutes deux mal à l’aise, la jeune femme était toujours plus avide d’informations sur l’établissement dans lequel j’enseignais l’art. Avide était le mot, oui, car voilà qu’elle me demandait le nom de l’Institut. J’essayais de cacher mon malaise en vérifiant s’il n’y avait personne d’autre que nous deux dans la bibliothèque. A part des étagères remplies, il n’y avait pas foule à une telle heure.

« Xavier. » Lançai-je, mystérieusement.

De toute façon, la jeune femme n’aurait jamais lâché l’affaire sans précisions. Je me doutais qu’à ce moment précis, elle comprenait pourquoi j’hésitais tant à donner un nom. En ces temps-ci, on n’est jamais trop prudente. J’allais forcément avoir son avis sur la cause mutante, car l’Institut avait une réputation – positive ou négative, cela variait selon les individus.

Une information en échange d’une autre, j’appris que la brune était brésilienne, d’où son accent étranger. Je me doutais qu’elle avait remarqué que je venais d’Europe de l’Est – ou de Russie, les Américains avaient la fâcheuse habitude de tout mélanger. Mais peu m’importait ; Nous étions toutes deux expatriées, et curieuses.

Après lui avoir exprimé mon envie de regarder de plus près cette fameuse réédition que la brésilienne évoquait, la jeune femme s’exécuta puis revint quelques secondes avec un ouvrage qu’elle me passait de main en main – ou plutôt de main en gant. Il était léger, pratique à transporter, et comme le précisait la Latino, il était plus récent que le grimoire. Nul doute que mes élèves auront moins peur en voyant ce livre. Je l’ouvrais et en parcourais les grandes lignes, histoire de vérifier s’il y avait bien toutes les informations de l’ouvrage précédent. Pour moi, j’étais satisfaite de cette découverte et je le fis savoir en esquissant un sourire poli :

« Vous avez bien fait de le faire alors ! Très bon choix, j’aime beaucoup. Je pense que je vais vous l’emprunter, le temps de préparer mes cours. »