♣ Le nuage de fumée dans lequel il s’avançait à tâtons était aussi noir que les vêtements de ceux qui étaient venus le débusquer jusque dans sa cachette. Le manque d’oxygène se faisait de plus en plus sentir, dans quelques minutes, il n’aurait plus la force de rester conscient surtout avec les blessures qu’on lui avait déjà infligé. Collant le canon de son revolver contre son bras droit, il pressa la détente fermement, sans un cri lorsque la balle transperça sa propre chair. C’était le seul moyen qu’il avait vu pour tenir éveillé jusqu’au bout. Il avait seulement noué en un tour de main un garrot autour de son bras avant de reprendre son chemin vers la sortie de cloaque, l’incendie qu’il avait lui-même allumé grâce à son pouvoir couvrant ainsi sa fuite. Réussissant enfin à s’extirper de ce brouillard, le mutant à la peau bleu respira à plein poumon l’air libre où il venait de déboucher. Son répit fut néanmoins de courte durée. Le sourire moqueur des visages qui lui faisaient à présent face, les vêtements noirs… En un instant tout ces éléments disparates se rassemblèrent pour former la même créature qui avait manqué de peu de l’envoyer dans l’autre monde. Et qui à en juger par la lueur de satisfaction qui brillait au fond de leurs yeux tandis qu’on pointait un revolver vers lui, semblaient bien déterminé à corriger cette erreur.

Retour en arrière, pas suffisamment vite hélas pour lui éviter de sentir, pour la seconde fois dans la journée, une balle transpercer sa chair.

« Tireur du dimanche… Pas fichu de descendre proprement sa cible en un seul tir… »

Grognement étouffé. Il avait beau dire, au fond il savait parfaitement que ces ordures savaient très bien se servir de leurs armes et que les balles n’étaient pas destinées à le tuer mais à le faire souffrir…et elles remplissaient parfaitement leur office. Cette fois, plus de moyen de reculer, il n’y avait qu’une seule sortie et elle était foutrement bien gardée. Aucune chance pour Khan de reproduire le même tour et de déclencher un nouvel incendie. Son état d’épuisement lui permettrait tout au plus de les éblouir et de leur filer la nausée, mais les agents se gardaient bien de s’approcher de lui de trop près. Il était pris au piège.

Qu’est ce qui avait pu se passer pour qu’il tombe aussi bas ?

Sa mutation. Ou plutôt sa transformation. Après tout il avait été mutant bien avant que son corps n’irradie de bleu. La réponse le frappa en même temps que l’agent de la CIA qui venait de se glisser derrière lui alors qu’il tentait d’éviter un nouveau tir. De toute façon c’était tout à leur genre de frapper dans le dos de son adversaire.

Les souvenirs lui revinrent alors en mémoire…

La vision de sa vie humaine qui prenait fin… La vision d’un visage qu’il n’avait plus revu depuis. Le souvenir de la première fois qu’il avait vu son reflet bleu dans un miroir. Il avait dû laisser derrière lui tout ce qu'il avait toujours connu, abandonner ce qu'il avait aimé, et oublier ces lieux et visages familiers. Inutile de dire à quel point il fut complètement perdu à ce moment là, inutile de dire combien il avait fini empli de colère et de désespoir envers le monde entier. Le rejet, la peur, il n’avait pas eu à attendre longtemps pour le subir. Les humains. Et il ne leur avait pas fallu une éternité pour finir un jour par repérer sa trace. Ainsi, la graine de la violence et du nihilisme était plantée.

Chaque jour qui avait suivi, il s’était battu pour simplement conserver le droit de vivre libre, sans aucune soumission de la part de qui que ce soit. Le voilà qui était devenu complètement détaché des illusions de ce monde, des faux semblants de la société, de ces miasmes méphitiques qui se dégagent de ces hommes et de ces femmes qui y vivent. De leur petite routine quotidienne et sans importance, de leurs préoccupations insignifiantes dont la majorité n'ont d'importance que celle qu'on leur donne, et enfin de leur propension monstrueuse à l'hypocrisie, aux masques, aux petites querelles ridicules et aux espoirs vains et inutiles. Oui, il était désormais littéralement hors de la société et de son système. Au point d’en percevoir les rouages et les fondements, les points faibles et les failles à exploiter, ses absurdités et ses tabous, avec une facilité déconcertante. A un point tel qu’il avait fini par ne plus se plier ni aux règles de la bienséance, ni à la justice des Hommes pour rejeter avec virulence toute tentative de le faire s'enchaîner ou s'attacher à cette société et son fonctionnement.

C’est à ce moment là que les souvenirs s’arrêtèrent.

La première chose qu’il senti, c’était que l’odeur de la fumée âcre de l’incendie avait disparu. La douleur qui lui vrillait le corps tira petit à petit l’ancien militaire de sa torpeur. Ouvrant les yeux, il regarda les alentours, essayant de se rappeler où et quand il se trouvait. Essayant de masser la plaie qui avait été responsable de l’état d’inconscience dont il venait d’émerger, Khan pris soudain conscience du contact glacial des menottes qui lui enserraient les poignets. Il avait donc été fait prisonnier… splendide. S’ils l’avaient gardé en vie ils allaient certainement lui faire payer cette faveur au prix fort. Où se trouvait-il pour le moment ? Déjà dans une de leur cellules ou attendait-on encore ? Relevant la tête, il fit face au même visage qu’il avait contemplé au moment où il sombrait dans l’inconscience.

« Alors mon petit rat s’est enfin réveillé ? Tu as bien mis deux heures de plus que ce que j'avais prévu. »

Le ton avec lequel son interlocuteur avait parlé était d’une indifférence glaciale, il aurait sans doute utilisé le même pour décrire la mort d’un quelconque mutant.

« Navré de t’avoir fait attendre mon cœur… »

Mépris total, tout en étant aussi froid que le bleu de sa peau. Des rats. Pourquoi ça ne l’étonnait pas.

On l’avait enfermé, on avait tenté de brider ses pouvoirs. Mais son passage par l’armée lui avait au moins appris une chose. Elle lui avait appris à continuer de résister par tous les moyens et à tout faire pour s’évader. Khan avait toujours effectué ses missions avec une froideur calculatrice à toute épreuve, n'éprouvant rien d'autre qu'une détermination profonde une fois qu'il s'était fixé un but. Il avait été patient, patient jusqu’à attendre la faille qui lui donnerait sa chance et de toute façon il ne craignait pas le défi. Au fond ce n’était qu’un gigantesque et terrible jeu. Un jeu qui lui avait permis de recouvrer sa liberté, mais un jeu qui ne s’arrêtait pas là. Il ne faisait que recommencer. Car le gouvernement aura toujours en son sein des comploteurs cherchant de nouvelles manières de les mettre en cage. On lui avait appris à défendre les principes humains, aujourd'hui il avait à cœur de défendre les principes mutants.