« Qu'est-ce qu'on s'ennuierait franchement si t'étais pas là. » « Dis pas ça, je suis sûre que tu sais très bien t'amuser toute seule. Regarde, par exemple, tu peux jouer avec tes dons, t'amuser avec des cartes ou des choses comme ça. Je prédis que quand tu seras plus grande, tu seras une déesse au poker, tu gagneras tout et tu pourras plumer tous tes adversaires. » « Tu veux pas m'apprendre à y jouer maintenant ? Ce sera surement mieux avec toi. » « Plus tard, ne t'inquiètes pas, tu as encore toute la vie devant toi. J'ai d'autres projets pour ce soir, Mazel. » Les yeux de la jeune adolescente s'illuminent, et même littéralement jettent des étincelles. « C'est pour ça que tu es rentré tard ce soir, Akhshiel ? » « Non c'était... autre chose. Des choses qu'il ne vaut mieux pas que tu saches. » « On me dit toujours ça... » « Oh mais ne t'inquiètes pas, avec moi, tu sauras tout un jour, je te dirais tout ce que tu veux sur moi, mais tu es encore trop jeune, tu ne comprendrais pas. » Shoshanna baisse les yeux et fait la moue, visiblement déçue. « Mais je te préviens qu'on va quand même passer une merveilleuse soirée. » Il lui relève le menton avec la main, et essaie de faire éclater un sourire sur son visage.
Erik se relève, et prend la main de Shoshanna, qui, même du haut de ses treize ans, ne lui arrive encore pas bien haut. Ils sortent de la maison, et marchent jusqu'à sortir de la ville. « Tu as fait ce que je t'avais demandé aujourd'hui ? » lui demande-t'il sur le chemin. « Oui, j'ai essayé de me concentrer sur le monde autour et de compter les probabilités. Mais une des étagères a commencé à se casser... » « Ce n'est pas grave, tu y arriveras de mieux en mieux. » « Qu'est-ce qu'on fait ce soir ? On ne s'entraine pas encore j'espère. Tu as dit qu'on allait s'amuser ! » Un clin d'œil. « On est arrivés. » C'est une sorte de chemin dans les champs, juste à côté de Tel-Aviv, que l'on peut voir scintiller. Shoshanna affiche un air perplexe. « C'est ça ta surprise ? » « C'est plutôt ça, Mazel. »
Soudainement, Shoshanna se sent prise de vertiges, avant de se rendre compte que ses pieds quittent le sol. Son souffle devient haletant alors que la peur la saisit. Elle regarde le sol qui s'éloigne puis tourne un regard affolé en direction de son frère. « Akhshiel, qu'est-ce qui se passe, c'est toi qui fait ça ? » « N'aie pas peur, Mazel, je te fais juste voler. You lady bird, pretty lady bird. » Shoshanna commence à sourire, même si tout son corps est encore glacé par l'angoisse. Pourtant, elle sait bien que c'est la seule personne au monde en qui elle a une confiance aveugle. Shoshanna s'élève jusqu'à dépasser la cime des arbres, et son frère la fait léviter à cette hauteur. Elle commence à prendre goût à cette sensation nouvelle, à cette vie d'oiseau. « Y a pas à dire, Akhshiel, tes pouvoirs sont vraiment géniaux. » « Et ne parlons pas des tiens, tu peux littéralement faire ce que tu veux ! » « A nous deux on forme un duo de choc ! » « Seulement si tu travailles pour ça, Mazel. »
Shoshanna fait un mouvement des bras et des jambes, et, tel une sirène dans l'eau parvient à se retourner. Elle commence presque à se sentir comme un poisson dans l'eau, comme un vrai oiseau. « Je vole ! C'est génial ! Hé, attends, je vais essayer un truc ! » Shoshanna se concentre et essaie de prendre conscience du monde qui l'entoure, de l'air, des arbres, du sol, d'Erik, de la lumière de la ville qui vient de loin. Elle voit se dessiner les possibles, rares en cette terre tranquille, mais suffisamment pour qu'elle puisse activer son pouvoir et jeter quelques étincelles dans le ciel. « Regarde, je fais des étoiles !! » Et elle constelle le ciel de nouvelles étoiles, des étoiles filantes, comme celles qui exaucent les vœux. « C'est magnifique, Mazel, je suis fier de toi. » « C'est grâce à toi que je peux faire ça. Oh, attends, j'ai une autre idée ! » Shoshanna lève ses bras au ciel, et lance des gerbes d'étincelles vers la voûte étoilée, qui redescendent en pluie étoilée. « Dis-moi, Mazel, quelle est la probabilité pour qu'une étoile filante passe par ici ? » Un petit moment de réflexion. « Une chance sur... dix mille. Allez, viens petite étoile filante. » Shoshanna se concentre pour augmenter autant qu'elle le peut la probabilité qu'une étoile filante passe dans le ciel, puis rouvre les yeux, guettant le passage de l'étoile filante dans le ciel. Mais celui-ci reste silencieux dans sa symphonie d'étoiles et d'obscurité. « Oh non... » « Essaie autre chose. Hm. Quelle est la probabilité pour que tout le réseau électrique de Tel-Aviv ait une panne de courant ? » « Non, tu ne penses quand même pas... C'est exagéré et puis c'est... beaucoup. » « Allons, tu sais bien que tu vaux mieux que tout ces gens. » « Oui, je sais, tu me le dis tout le temps. Nous, nous sommes différents, nous sommes meilleurs. Mais quand même tu m'en demandes beaucoup. » « Quelle est la probabilité alors ? » « Une chance sur... cent. Oh les fusibles doivent être abîmés. Ce sera un jeu d'enfant. » Et tout en flottant dans le ciel, tel un bel oiseau, Shoshanna plonge la ville de Tel-Aviv dans le noir, et eux deux aussi par conséquent. La lumière des étoiles et des étincelles de chance ne suffit pas à les éclairer, et Shoshanna commence à avoir un peu peur à force de flotter dans le noir. « Tu as été fantastique. Maintenant, on peut s'amuser. Viens, on va regarder le feu d'artifice. »
Shoshanna redescend vers le sol, et ses pieds se posent doucement sur l'herbe. Erik s'assoit dans l'herbe, et elle fait de même. Il regarde alors la ville de Tel-Aviv plongée dans le noir, qui tente désespérément de se rallumer, en allumant des feux un peu partout. On peut entendre des cris, des rires de ceux qui sont trop éméchés pour se rendre compte de la situation, et finalement sont les seuls à, comme Shoshanna et Erik, à profiter du spectacle. Puis Shoshanna s'allonge dans l'herbe, et regarde les étoiles qu'elle a pu toucher du doigt. « Oh regarde, Akhshiel, vite, une étoile filante !! » Erik s'allonge lui aussi dans l'herbe et admire la trainée lumineuse de l'étoile que Shoshanna montre du doigt. « J'ai réussi, t'as vu ! J'ai fait venir l'étoile filante ! » Alors elle fait le vœu de ne jamais être séparée de son frère, peu importe qu'il ne soit pas son vrai frère, qu'il ait débarqué dans sa vie il y a quatre ans à peine, et qu'il ait quinze ans de plus qu'elle. Ils resteront ensemble coûte que coûte, car après tout Shoshanna a la chance de son côté. « C'est grâce à toi que j'y suis arrivée. T'es vraiment mon porte-bonheur. J'y arrive pas sans toi. » « Mais si, tu y arriveras très bien sans moi. Fais-moi confiance. »

La salle est plongée dans le noir, à peine éclairée par la lueur nébuleuse de quelques bougies. La langueur sensuelle, euphorique et entrainante, des premières chansons s'éteint doucement, pour tomber dans l'obscurité brumeuse de la salle et laisser place à la mélancolie de la prochaine chanson. Ici, tout n'est pas forcément sensuel, tout n'est pas forcément drôle, tout n'est pas forcément entraînant. Il y a aussi la tristesse, la solitude et les larmes que chantent la grande brune d'origine juive, qui laissent tomber, le temps d'une chanson, ses formes généreuses, sculptées par la scène. Elle n'a pas toujours été ainsi, triste. Elle n'a pas toujours été ainsi, belle à moitié nue. Mais ce n'est que sur cette chanson, dont les premières notes au piano résonnent déjà dans la salle et dans sa tête, qu'elle peut revenir à ce qu'elle croit être elle-même tout au fond. Laisser tomber tous les jeux d'amour, tous les jeux de corps, tous les jeux de regard. Noyer ses yeux sous des larmes invisibles. C'est son moment, son seul moment. Celui qu'elle chante et qu'elle pleure.
« I was five and he was six, we rode on horses made of sticks. » Tous les soirs se passe la même chose, à cette phrase, cette simple phrase qu'elle dit plus qu'elle ne chante, reviennent tous les souvenirs, toute la nostalgie de sa vie avant d'être ici. L'enfance, le pays natal, tous les bonheurs mais aussi toutes les peines reviennent à ses yeux, vivant comme si les mots les ramenaient ici, sur la scène du cabaret. Elle revoit le visage de son père, marqué par le deuil, marqué par l'amour, elle revoit le visage de sa mère qui n'existe pas, à part sur quelques photos jaunies. Alors elle les voit danser devant elle, sur le slow que ses mots inventent, lui, en couleur, elle, en sépia. « He wore black and i wore white, he would always win the fight. » Et puis, c'est au milieu du souvenir des parents que vient l'autre souvenir de son enfance, le plus lumineux peut-être, celui de son frère. Ce n'était qu'un jeune homme un peu étrange débarqué au milieu de sa vie quand elle avait neuf ans, adopté très vite, et dont elle n'avait jamais voulu se séparer. A jamais elle se souviendrait de la lumière qu'il avait jeté dans ses jours, comme la lune éclairant le ciel nocturne. Il avait changé la vie que lui donnait son père, celle du deuil, des rites et des paroles divines. C'est lui qui l'a fait, l'a façonnée comme elle est aujourd'hui.
« Bang Bang. He shot me down. » Et puis c'était arrivé. « Bang Bang. I hit the ground. » Il était parti. Il l'avait laissée, du jour au lendemain, seule. Elle ne savait plus ce que c'était, d'être seule. Elle ne l'a pas supporté. « Bang Bang. That awful sound. » Le silence surtout, elle ne l'a pas supporté. Il lui a écrit, mais ce n'était pas assez. « Bang Bang. My baby shot me down. » Tout s'était déréglé alors. Elle ne comprenait plus rien à ce qui lui arrivait. Le monde, les possibles, la réalité, tout s'entremêlait, plus rien ne se comprenait. C'était comme si le monde entier lui tombait dessus, et créait son royaume dans sa tête, le royaume des choses qui n'existent pas.
« Seasons came and change the time. » Alors elle était partie. Elle avait fait croire à son père qu'elle allait finir ses études loin, de l'autre côté de l'océan, le rejoindre. « When i grew up i called him mine. » Mais elle avait peur, peur de le revoir. Peur qu'il la gronde comme il l'avait fait tant de fois. Elle avait attendu alors, ici, dans la salle où on danse, dans la salle où on se croit heureux, alors qu'en fait, les larmes ne font que frapper à votre porte. « He would always laugh and say : “ Remember when we used to play ” » Elle peut bien croire qu'elle a ce qu'elle veut, la liberté, la célébrité un peu, tout ce qu'elle a au fond, ce n'est que la solitude, et les souvenirs.
« Bang Bang, i shot you down. » Elle lui en veut, terriblement, à son Akhshiel, son frère disparu. « Bang Bang, you hit the ground. » D'être parti, de l'avoir laissée. Alors elle veut prendre sa revanche, lui montrer qu'elle peut être une femme, une vraie. « Bang Bang, that awful sound. » Mais les larmes sont là. A côté de l'indépendance, de tout ce dont elle avait envie quand elle prit l'avion, il y a la solitude, l'implacable solitude de ce vaste pays qu'elle ne connait pas. « Bang Bang, i used to shot you down. »
« Music plays and people sang, just for me, the church bell rang. » Il n'y a plus rien à dire, plus rien a penser, à ce moment. Il n'y a plus qu'à pleurer sur ce flot d'émotion, de larmes qu'elle ne comprend plus, qu'elle cache tant bien que mal sur ses joues. « Now he's gone, i don't know why, and till' this day, sometimes i cry. » Elle se souvient de la petite phrase, cette phrase qui sonne toujours comme une invocation, comme une formule magique, qui déclenche les étincelles et toutes les catastrophes. “ Quelle est la probabilité pour que... ”. Il le disait tout le temps. Et dans sa tête elle l'entend tout le temps. « He didn't even say goodbye. He didn't take the time to lie. » La phrase l'envahit, court sur tout son corps, dans tout son corps, dans un vacarme assourdissant, qui fait qu'elle n'entend presque plus la mélodie mélancolique et frappée de silence de Bang Bang. Tout va exploser, elle le sang, alors que viennent les chiffres, les chances les un sur un milliard, les un sur trois cent, les un sur deux.
Elle tend ses mains pour attraper celle obscure et nébuleuse du public, pour le final. « Bang Bang, my baby shot me down. » Une petite gerbe d'étincelle vient illuminer le public ébahi, et quelque part, quelqu'un tombe de sa chaise, dont un des barreaux abîmés vient, mystérieusement, de se briser.
Shoshanna se tait, et tait son chagrin dans des larmes muettes, alors que tonnent les applaudissements. Elle s'enfuit vite, sans regarder le public et court dans sa loge. Les larmes ont comme déchiré son visage, celui qui, sûr de lui, doit charmer tous les spectateurs, et ne saurait maintenant que les faire fuir. Mais à peine est-elle entrée qu'elle sent que quelque chose a changé dans la pièce. Il y a quelqu'un. Shoshanna se retourne brusquement, et voit le visage d'un homme qui la regarde avec un air qui lui glace le sang. « Qu'est-ce que vous faites là ? » Shoshanna perçoit autour d'elle tout le monde des possibles, et surtout les miroirs et tableaux accrochés au murs, depuis tellement longtemps qu'il ne suffirait de pas grand chose pour qu'ils s'effondrent. « Ne vous inquiétez pas, je ne viens pas vous tuer. Vous pouvez faire de grandes choses, Mademoiselle Abramowicz. Nous vous proposons juste de les réaliser. » L'homme lui tend une carte, et alors qu'elle lit dessus l'inscription “ Club des Damnés ”, il s'en va et la laisse seule. Encore.