Serait-ce probable que ses parents éprouvent davantage de haine pour lui maintenant qu'il les avait définitivement quitté ? Dans l'avion qui devait l'expatrier jusqu'aux États-Unis, John s'inventait des scénarios impossibles pour canaliser sa peur du vol, mais aussi - et surtout - pour panser sa récente affliction d'avoir été forcé de décamper la maison familiale. « Tu n'es pas normal, tu es un monstre. Qui voudrait d'un enfant comme toi ? » avait déclaré sa mère pour justifier son désir de ne plus avoir de fils. Il ne pouvait pas oublier ces paroles, encore moins l'attitude de son père qui agissait comme s'il avait été trompé sur la marchandise. Seulement, les imaginer tristes et repentants après la surprise de son départ lui permettait d'étouffer sa douleur, seulement le temps d'envisager un futur plus plaisant qu'un saut dans le vide, comme semblait lui suggérer sa chère mère - lorsqu'elle ne lui vidait pas une flasque d'eau bénite sur la tête.

Depuis plusieurs heures, l'avion rempli de vacanciers survolait l'immense océan pacifique et John, ne parvenant pas à fermer l’œil - contrairement à sa voisine qui roupillait grassement depuis le décollage - commençait à évaluer les différentes options qui s'offraient à lui. Du haut de ses dix-huit ans et malgré ses grandes ambitions, peu de perspectives professionnelles intéressantes se présenteraient. A San Francisco, il ne serait rien d'autre qu'un jeune immigré australien sans argent, équipé d'un certificat d'études insignifiant, notamment à cause de son mauvais comportements envers ses professeurs, sans compter son casier judiciaire déjà noirci par plusieurs actes de délinquance.

John Allerdyce fouilla allègrement dans son sac, ayant pour ultime projet de mettre fin au règne du ronflement aigu de la dame. Mais il stoppa très vite ses intentions machiavéliques lorsqu'il se saisit du nouveau Kodak de son père entre les autres objets qu'il avait pu lui faucher - essentiellement pour compenser l'argent de poche qu'il ne lui avait jamais accordé. Il l'extirpa soigneusement de son bagage à main pour le contempler, d'un air presque amusé. Pour la première fois et involontairement, son père et lui se trouvaient sur la même longueur d'onde. Il avait toujours voulu voyager à travers le monde, pour contempler la misère humaine par pure ingratitude ou bien pour saisir la violence de la guerre par quelques clichés bien rémunérés. John savait bien à quoi s'en tenir : il ne devrait plus se servir de son don, car à chaque fois qu'il en faisait usage, les choses tournaient mal et devenaient rapidement incontrôlables. Intégrer l'institut d'Arts de San Francisco devenait subitement sa priorité et il était à présent certain de pouvoir accéder à ce vieux rêve grâce à sa toute nouvelle liberté, peu importe le coût, peu importe la difficulté. Il pourrait même recommencer à écrire. Son appareil à la main, il se mit à rire d'une façon hystérique, s'attirant la curiosité des voyageurs - et la colère de sa voisine. John n'avait jamais été aussi heureux qu'en cet instant où tout lui semblait si facilement réalisable... « Et il aura fallu qu'un océan me sépare d'eux pour m'en rendre compte », songea-t-il.

Mais tout ceci n'était en réalité qu'un mensonge dangereux, consistant à sous-estimer - contrairement à ses parents - sa différence au profit d'un semblant de vie normal. On ne peut prétendre à une telle existence sans avoir ne serait-ce qu'un infime contrôle sur son pouvoir. En particulier lorsqu'il devient dangereux pour autrui et en particulier lorsque le gouvernement est informé de cette "menace".