Il y avait eu le son de la clochette, le bruit de la porte d’entrée qui se ferme doucement et le son des pas s’avançant dans l’allée entre les commodes second empire et les huiles sur toile, jusqu’au bureau qui attendait plus loin. C’était là certain des trésors qui se cachaient derrière la devanture de cet immeuble de briques rouges au style anglais et dont l’enseigne en fer forgé représentait un chariot tiré par des chevaux ailés. Un message à qui savait voir, en plus d’une référence subtile à Hermès, dieu grec gardien des routes, des voyageurs et des voleurs et messager des dieux.

« Il y a quelqu’un ? »

Surgissant soudainement de derrière une étagère remplie d’anciens livres et de babioles, Cyrus s’était approché du bureau, y déposant un ouvrage, avant de se tourner vers la jeune femme qui venait de franchir le seuil de sa boutique d’antiquité et jetait des coups d’œil à droite et à gauche. Droit, les épaules fièrement relevées, comme pour signifier que les années ne pesaient pas sur lui malgré ses 335 années de vies qui n’y paraissaient pas, il était habillé de tel sorte qu’il se fondait parfaitement dans son environnement. Dans une totale adéquation du maitre et des lieux qui avait un peu de quoi faire sourire.

« Sérieusement vous êtes quoi au juste ? Un antiquaire ? Un vide-grenier ? Un collectionneur ou une décharge ? »

« Ravi de vous revoir mademoiselle. Saviez-vous qu’avant la Première Guerre mondiale les antiquaires étaient en réalité des érudits ou des collectionneurs d’antiquités avant de devenir un métier ? »

Assister de ses yeux à trois siècles d’évolution de l’espèce humaine laissait des marques, en plus d’une multitude de souvenirs et une importante collection d’objets rares et anciens. Car après tout il venait d’une époque révolue où les idéaux, les schémas de pensées et les valeurs étaient différentes. Des formes de pensées que nous considérons comme dépassées. Mais ces valeurs étaient à ses yeux pour la plupart aussi respectables que celles qu'il découvre – parfois avec effroi – aujourd’hui. Mais c’était aussi cela qui faisait de lui quelqu'un qui possède bien d'autres préoccupations et une vision beaucoup plus globale qu'un être humain lambda. Ca et les voyages qu’il avait mené autour du globe jusqu’à se faire ses propres opinions et adapter d’une certaine façon sa vision archaïque à un monde en continuelle évolution.

« Au risque de me répéter dans mes paroles depuis notre dernière rencontre, vous devriez cesser de perdre votre temps. »

Un sourire sarcastique plissa les lèvres de la jeune mutante, sourire que le grand brun lui rendit avant de lui répondre.

« Si vous connaissiez le temps aussi bien que je le connais vous ne parleriez pas de le perdre comme une chose, le temps n’est pas une chose mais une personne, et ceux qui s’obstine à vouloir s’opposer au cours du temps finisse par en être puni. »

Le temps n’était plus un problème depuis bien longtemps pour Cyrus. C’était au contraire un ami qui lui avait permis d’accumuler fil après fil aussi bien une multitude de trésors que de connaissances. Mais le temps restait une loi inaltérable qui dirigeait le monde. Dans cet univers où rien n'est anodin, où tout a son rôle et sa place, le temps, au même titre que la mort faisait partie de ces concepts qui ont leur importance, rappelant la faiblesse de l'Homme et du Mutant, l'inextricable fin plaçant tout le monde sur un pied d'égalité. Et même lui ne pouvait lutter contre ça. Soulevant le couvercle de sa montre avant de relever les yeux vers la jeune fille, le grand brun avait repris.

« D’ailleurs, que diriez-vous de partager une tasse de thé avec moi ? »

La jeune anglaise avait alors écarquillé légèrement les yeux face au changement de sujet soudain.

« Je vous demande pardon ? »

« Si je ne me trompe pas dans mes calculs, avec le décalage horaire, il sera bientôt cinq heure dans notre pays natal… Et cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de partager une tasse de thé avec une compatriote… »

Ce à quoi son interlocutrice avait répondu par un soupir et une expression affligée.

« Non content d’être obsédé par toutes ces vieilleries, il faut que vous le soyez aussi avec les coutumes les plus futiles de votre pays natal ? Votre comportement est si absurde qu’il en devient caricatural… »

« Vous ne devriez pas mépriser le savoir vivre anglais… Tout l’empire
britannique s’est construit autour d’une tasse de thé… »

« …Et on voit où ça l’a mené… »

La remarque cette fois ne put que lui arracher un nouveau sourire. Et elle n’avait pas tord. En tout cas il ne pouvait pas la contredire après avoir rejoint le camp des patriotes et combattu ses confrères britanniques au cours de la guerre d’indépendance. Ne recevant finalement de sa cliente rien d’autre qu’un signe de tête à sa proposition, l’antiquaire fit quelques pas dans son arrière boutique, invitant d’un geste courtois la jeune effrontée à le suivre entre les étagères débordant de reliques du passé et autres objets parfois innommables, naviguant dans la semi pénombre jusqu’à atteindre un réchaud où l’attendait une bouilloire. Alors que Cyrus s’occupait de préparer le thé, la jeune demoiselle, sans doute poussé par la curiosité s’était approché d’une des étagères, attrapant une assiette ancienne qu’elle avait fait tourner dans ses mains, en s’appuyant au dossier d’une grossière chaise en bois. Cyrus jetant un regard dans sa direction, son regard était immédiatement retourné sur sa préparation.

« J’éviterai de m’asseoir sur cette chaise à votre place. Je suis peut-être superstitieux, mais il s’agit tout de même de la première chaise électrique utilisée pour la peine de mort aux Etats-Unis en 1890, si ma mémoire ne me fait pas défaut… Quand à cette assiette si elle vous intéresse, il s’agit d’une très belle pièce de collection. Elle ornait la table de Château-Gaillard en Normandie, édifié par le roi Richard 1er d’Angleterre dit Cœur de Lion au 12e siècle. »

Son discours était calme et posé, comme si l’homme n’avait fait que parler de la pluie et du beau temps, ne détachant même pas son regard de la bouilloire, alors que sa cliente s’éloignait brusquement de la dite chaise.

« Vous vous moquez de moi ?! … Etes-vous en train de me dire que cette pauvre assiette en étain appartenait à un roi ? »

Il pouvait sentir face à ses réactions et ses émotions que la première partie de la phrase n’avait rien à voir avec la pauvre assiette et que cette dernière n’était qu’une simple diversion de la conversation. Et c’était toujours aussi assuré et mesuré dans son attitude qu’il s’était tourné vers la jeune femme.

« En argent. Cette assiette est en argent. Et oui, un roi a utilisé ceci pour manger. Et non, je ne me moque pas de vous. Mais assez parlé, le thé est prêt et ce n’est pas pour cette assiette que vous êtes là. »

Posant deux tasses fumantes sur la table qui lui servait de bureau personnel, il avait repris l’assiette des mains de la jeune anglaise pour la ranger avec ses consœurs avant de l’inviter à s’installer face au bureau. C’était peut-être perturbant de le voir agir ainsi, mais avec Cyrus, il ne fallait pas partir du postulat qu'aucune réaction apparente n’équivalait bel et bien à aucune réaction. L’assiette rangée, il s’était alors dirigé vers un coffre-fort au vernis noir, prenant une enveloppe à l’intérieur, la remettant à la jeune femme, avant de s’asseoir à son tour et de savourer une première gorgée de sa tasse de thé. Il l’avait observé ouvrir l’enveloppe et en sortir les papiers d’identité qu’il avait crée pour elle. Venue clandestinement d’Angleterre, elle en avait besoin pour démarrer une nouvelle vie ici, loin de tous problèmes et c’était sans doute pour ça qu’elle avait été envoyé vers lui. Prenant une deuxième gorgée de thé, il avait alors affronté son regard sans ciller.

« Pourquoi faites vous ça ? »

« Parce que je le peux. »

Les gens semblaient toujours étonné de le voir s’occuper ainsi des autres et de leurs problèmes. Pourtant malgré des siècles d’existence, amitié et amour étaient loin d'être des notions oubliées par Sir Feulwood, au contraire. Il suffisait de savoir qu'à ses yeux chaque mutant pouvait être comme son fils ou sa fille et qu'il n’hésitait pas à les guider et protéger quand ils en avaient besoin. Après tout la mutation n’est qu’un événement naturel et du moment qu'elle reste naturelle il faut la préserver, la protéger, car elle incarne le futur et l'avenir. Et il serait égoïste de sa part de ne pas mettre ses talents et expériences au service des autres afin de guider la planète vers l’évolution. Alors oui il apportait son aide à qui savait le trouver.

« Avez-vous au moins de quoi tenir quelques jours seule, mademoiselle ? »

L’expression gênée qu’il reçut à son regard interrogateur suffisait comme réponse, le faisant se lever pour ouvrir le tiroir d’un grand cassier en fer qui occupait un coin de la pièce. Sortant de là quelques billets multicolores d’un jeu de Monopoly, les faux billets s’étaient transformé en de véritable dollars américain des que l’homme avait posé la main dessus. Billets qui allait avait alors remis à la jeune femme en supplément de l’enveloppe avant de la raccompagner jusqu’à la porte de sa boutique.

La regardant s’éloigner par la vitrine, il avait laissé errer son regard sur les hauts immeubles de la cité. Une ville dont il avait traversé les terres alors qu’elles n’étaient encore que vergers et terrains sauvages la première fois qu’il y avait mis les pieds.