♣ Sur le petit calendrier au dessus de son lit, Olivia avait pu noter une croix de plus. A présent, tous les jours du mois de juillet étaient marqués d'une croix. C'était une sorte de victoire. Un mois. un mois sans la moindre crise, enfin une bonne nouvelle ! L'été s'anonçait sous des auspices absolument parfaits !
En ce matin du premier août, Olivia s'était levée d'une humeur particulièrement radieuse, en accord avec un soleil qui semblait la pousser vers l'avant, vers une vie qui lui tendait les bras. Bon, elle avait fait un petit cauchemar cette nuit, mais rien de bien méchant, on a tous rêvé un jour qu'on se faisait renverser par un camion non ? En tous cas, elle s'en fichait, ou alors prenait bien soin d'oublier ce petit accroc sur la trame de ce jour merveilleux qui venait juste de commencer. C'était l'été, elle allait entrer à l'université à la rentrée comme ses parents en avaient toujours rêvé, tout allait parfaitement bien.
En effet, depuis ses douze ans, Olivia était touchée par une maladie du sommeil très rare qui la poussait à s'endormir à n'importe quel moment de la journée, autant dire que ce n'était pas ce dont tout le monde rêve. Quand ce problème s'était déclaré, elle avait subit de nombreuses moqueries de la part de certains de ses camarades et la honte suprême avait été d'obtenir officiellement le titre d'élève handicapé. Cela lui pourrissait la vie, et les crises se produisaient très souvent. Certaines avaient même gâché des moments parmi les plus importants de sa vie. A l'âge de quize ans, alors qu'elle allait embrasser un garçon pour la première fois, elle s'était endormie dans ses bras. En recevant son diplôme d'étude à la fin du lycée, elle s'était endormie sur l'estrade... C'était la dernière fois que ça s'était produit.

Quand elle entra dans la petite cuisine, son père lui offrit un sourire radieux par dessus son journal. Sa mère était déjà partie au travail, leur laissant du café chaud et une boîte de céréales sur la table. Charlie, sa petite soeur, s'appliquait déjà à finir son bol et lui accorda un léger signe de la main, la bouche pleine de corn-flakes. Elle s'assit à son tour, et se servit de quoi déjeuner. Un matin merveilleusement normal chez les Dearden. Son père engagea la conversation, revenant à la principale question qui l'occupait depuis quelques temps.

- Tu as trouvé du travail ? La patron de la librarie au coin de la rue cherchait quelqu'un pour tenir la caisse le week-end, non ?

- Lui non plus n'a pas voulu Papa. Et on ne peut pas lui en vouloir, ça ferait mauvaise impression si la caissière s'effondrait sur la table en plein milieu de ses horaires.

- Même pour l'aider à remplir les rayons ?

Olivia poussa un petit soupir, même si elle n'était pas vraiment inquiète. Elle avait été bien obligée d'indiquer son problème sur sa lettre de motivation, et de le signaler pendant les entretients. Forcément, les gens qui avaient déjà accepté de la rencontrer se comptaient sur les doigts d'une main, et tous avaient refusé de l'embaucher.

- Tu sais, reprit-elle. Je me demande si je ne vais pas attendre un peu avant de postuler à nouveau. La bourse m'aideras bien au début de l'année, et le docteur Warren a dit la dernière fois qu'il voulait me faire essayer un nouveau traitement, un truc à la vitamine D...

- Si tu attends un traitement, c'est pas demain la veille que tu chercheras à nouveau un emploi. Et puis, il va bien falloir le payer ce traitement, et c'est pas donné...

Olivia se tut, replongeant son nez dans son bol de céréales. Elle irait quand même voir le docteur Warren, et après tout, il y avait l'air d'y avoir du mieux depuis le mois dernier, peut-être qu'avec un médicament de plus... Il lui fallait absolument obtenir un emploi, sa bourse ne couvrirait pas tous ses frais pour l'université.
Mais quelques jours plus tôt, elle avait enfin trouvé un côté positif à ses crises de narcolepsie, et même unique, cet avantage n'était pas des moindres. Ses parents, qui n'avaient pas eu la chance de faire des études et qui poussaient sans cesse leurs deux filles à l'excellence, avaient obtenus après de longues batailles, une bourse d'études à l'excellence pour Olivia. Ils avaient insisté dans leurs lettres sur le grand mérite de leur fille, qui malgré sa maladie était une élève exemplaire obtenant des notes très honorables. De plus, elle venait d'un petit lycée de quartier pas très réputé, cela ajoutait à ses honneurs. Finalement, la bourse lui avait été octroyée, lui donnant l'occasion d'entrer à l'université et de faire du droit, comme elle l'avait toujours voulu. L'atmosphère d'euphorie qui avait prit la petite famille ne s'était pas encore atténuée. Et malgré son caractère bougon, son père avait du mal à cacher sa fierté.
Charlie, qui avait fini de manger, vint se planter à côté de son père et ajouta tout de même.

- Mais Papa, ça fait un mois que Ollie n'a pas fait de crise, c'est peut-être signe que les médicaments commencent à faire effet. Le docteur Warren dit que si elle reste positive, ça ira mieux, et regarde.

- C'est vrai, c'est vrai, ronchonna son père. Et puis si le docteur Warren l'a dit...

Le docteur Warren était le médecin qui suivait Olivia depuis le début de sa maladie, et l'avait traitée avec un florilège de médicaments qui n'avaient jamais fait effet. Mais prenant le cas de sa jeune patiente comme un défi personnel, il n'abandonnait jamais, quitte à leur offrir des consultations pour qu'elle continue à venir. Les deux filles ne juraient plus que par lui, si bien que leurs parents commençaient à s'en agacer.

La sonnette retentit soudain, et encore, de manière frénétique, tandis que leur père levait les yeux au ciel.

- Mais c'est pas Dieu possible ça ! Qu'est ce qui peut bien être aussi urgent à huit heures du matin ? Charlie ! Va ouvrir s'il te plait et si c'est pour moi, dis leur que je suis encore au lit.

Charlie disparut dans le couloir, et on l'entendit ouvrir la porte. Olivia avait reporté son entière attention sur son petit déjeuner et son père sur son journal. Charlie revint rapidement et annonça avec une pointe d’appréhension dans la voix.

- Papa, c'est Monsieur O'Brian...

- J'ai dit que j'étais pas disponible !

- Oui mais il est avec la police, il a l'air inquiet alors j'ai pensé...

- La police ?

Son visage se peignit d'un air ahuri et il se leva brusquement. Monsieur O'Brian, leur voisin de palier, était à la fois un collègue et un bon ami de son père, tous deux écossais d'origine et camionneurs. L'un comme l'autre vouait une grande méfiance envers la police, ce qui avait sans doute poussé son père à savoir de quoi il en retournait.
Il y eu des éclats de voix et un martèlement se fit entendre dans le couloir, comme si un peloton tout entier avait franchi le seuil du petit appartement. Apparu alors dans l'encadrement de la porte de la cuisine le visage paniqué de O'Brian encadré par deux policiers haussant les sourcils. Le silence dura quelques secondes durant lesquelles Olivia se sentit fixée et scrutée comme un animal de foire.

- Vous êtes bien Olivia Dearden ? fini par demander un des policiers d'une voix lasse.

- Oui, bien sûr que c'est moi ! répondit Olivia avec une pointe d'incrédulité.

Les policiers fixèrent O'Brian avec des regards franchement hostiles, et celui ci, à présent stupéfait, commençait à s'agiter.

- Mais je vous assure que... J'en suis sûr. Je n'ai pas rêvé... Je ne suis pas fou, je n'avais même pas bu !

- Monsieur O'Brian ici présent est persuadé de vous avoir renversé avec son camion ce matin très tôt. Il assure et je cite que "c'était la fille Dearden en chemise de nuit et elle s'est jetée sous mes roues, et puis elle a disparut". Nous avons mené des recherches tout le reste de la nuit mais il semble que vous êtes vivante et que vous allez bien.

- Mon Ollie ? Bah elle est là ! Tu es sûr que t'avais pas un peu forcé sur le gin Seamus ? Parce que là...

- On dort dans la même chambre, alors si elle était sortie je l'aurais entendue, s'empressa d'ajouter Charlie.

- Bon, coupa le policier à la fois impatient et un peu gêné. Apparemment Miss Dearden, vous allez bien et vous ne voyez pas du tout de quoi il parle. Donc, désolé du dérangement, et bonne journée à vous.

Les quelques policiers s’éclipsèrent rapidement en emmenant de force O'Brian qui continuait à gesticuler et à affirmer haut et fort qu'Olivia était passée sous les roues de son camion. La porte claqua, et les trois Dearden étaient de nouveau seuls dans la cuisine.

- Pauvre Seamus, j'espère qu'il s'en sortira. Il était sobre pourtant depuis quelques temps. J'irai dire à Augusta qu'elle retourne cacher ses bouteilles sinon il viendra bientôt m'annoncer la mort récente de votre maman et du président en personne. T'inquiète ma chérie, il est juste un peu paumé le Seamus.

Car Olivia avait gardé le silence depuis que le policier avait déballé le récit de Seamus O'Brian. Elle avait le visage figé dans une expression à la fois de surprise, mais aussi de peur soudaine. Charlie lui prit l'épaule et fourra sa tête dans son cou, et sa soeur l'étreignit machinalement en gardant les yeux dans le vague.
Dans son rêve, elle n'avait pas vu le visage du chauffeur. Mais elle avait reconnu la rue de Brooklyn où Seamus O'Brian passait tous les soirs pour rentrer chez lui. Elle en était certaine. Elle était dans cette rue, en chemise de nuit, elle se souvenait avoir eu froid. Dans son rêve.
Ce n'était pas la première coïncidence de ce genre. Quelques mois auparavant, durant une de ces fameuses crises, elle avait rêvé qu'elle flânait dans Central Park. Elle y avait croisé un vieil homme en costume accompagné de son épouse, et un photographe avait prit un cliché du couple. Prise soudainement d'une étrange réminiscence, elle s'arracha aux bras de Charlie et se précipita dans leur chambre. Farfouillant dans une boîte pleine de bazar, elle mit la main sur une coupure de journal qu'elle avait gardé, trouvant sa ressemblance avec une jeune femme en arrière plan amusante. Elle plissa les yeux, la qualité était médiocre mais...

- Tiens, mais c'est toi ça ! lança Charlie qui venait d’apparaître par dessus son épaule en pointant du doigt la photographie. Tu m'avais pas dit que tu étais dans le journal ! C'est marrant, tu étais là quand on a prit une photo de ce monsieur qui a été arrêté.

- Non, pas du tout...

- Menteuse ! C'est toi là...

- On était dans le New Jersey à la date où cette photo a été prise, chez grand-mère, assura Olivia d'une voix tremblante, de plus en plus mal à l'aise.

- Ah oui, capitula Charlie avec une moue. Oui je me souviens, même que tu as fait une crise quand on y était. Grand-mère était très inquiète.

Elle se désintéressa de la photographie et sortit de la chambre. Sentant son coeur battre à tout rompre, Olivia roula en boule la photo et la déchira en petits morceaux avant de les lancer par la fenêtre ouverte. Il y eu des éclats de voix dans la rue, mais elle ne les entendit pas. Prise d'une soudaine terreur, elle ne s'était pas sentie glisser par terre et avait perdu connaissance avant même d'avoir touché le sol.
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