C'était étrange et trop peu familier que de se retrouver dans une situation un peu trop hors de contrôle. Il avait toujours fait son possible pour bien vivre, pour être tout ce qu'on attendait de lui. Et maintenant qu'on n'attendait plus qu'il se pète la gueule une fois de plus dans ses vaines tentatives de reprendre une vie plus normale, il perdait le contrôle. Peut-être avait-il peur qu'on le juge, d'une certaine façon, de la folie qui s'attachait lentement à sa peau, s'agrippant à ses vêtements, à ses pensées. Il avait l'impression, au final, de perdre pied, de se faire déraciné à ses habitudes. Il avait cru perdre la tête, au début. Il se souvenait parfaitement des premiers cauchemars qui avaient envahis chacune de ses nuits, à répétition. Mais ce n'était rien comparé à tout ce qui s'était passé. L'année 1972 avait été éprouvante. Pour tout le monde. Pour lui. Pas de là à dire que ça l'avait été plus pour lui que pour d'autres. Mais il avait eu son lot. Il avait continué d'agir naturellement, par bonté de cœur. Mais ça lui avait valu d'attirer, bien malgré lui, un peu l'attention. Il lui était arrivé de sauver la vie de quelqu'un, par le passé. Mais certainement pas de sauver un mort poignardé et empoissonné que rien n'aurait pourtant pu ramener de force à la vie avec toute la violence de sa propre volonté. Et pourtant... Il était passé de peu qu'il échange la sienne pour le ramener, de façon un peu involontaire, sans doute. Et depuis, il avait la désagréable impression de perdre le nord, de perdre le contrôle, que tout ce qu'il avait toujours connu s'effondrait inlassablement autour de lui, fragilisé. Même ses relations, ceux qu'il aimait, semblaient s'éloigner de lui comme d'un rat porteur de la peste noire. Et lorsque tout dérape, il n'a pas trente-six solutions devant lui...
Il passait le plus clair de son temps entre le mur du ring d'entrainement, à cogner sans fin, à sentir ses jointures souffrir sous le sac lourd de plusieurs kilo suspendu dans le vide dont seul le tintement des chaines qui le retenait parvenait à le rattacher à quelque chose de plus concret. Et ce soir-là n'était plus un soir d'exception qu'un autre. Il y avait passé un moment durant sa journée, comme professeur de boxe pour jeunes amateurs. D'une certaine façon, ça lui faisait passer son amertume de la solitude pour lui arracher l'ombre de ce qu'il était réellement: un grand gaillard aussi tendre qu'une peluche. Il était resté, plus tard, sous le regard un peu inquiet du propriétaire des lieux et de son ami. Il ne répondait plus à ces questionnements silencieux que d'un sourire menteur qu'il s'efforçait de s'accrocher aux lèvres de façon constante. Se défouler, de façon constante. S'épuiser, pour ne pas se retrouver complètement envahis par un trop plein d'émotions dérangeantes. Et lorsqu'il sortit, tard, il n'avait qu'une idée en tête: se laisser tomber sur le canapé de son nouvel appartement un peu pathétique et se laisser noyer par le sommeil, espérant ne pas subir davantage de visions nocturnes qu'il n'en subissait dernièrement. Peut-être espérait-il que s'épuiser physiquement et mentalement était le meilleur moyen d'éviter ce genre de situation. Il niait encore ce qu'il était réellement, c'était une évidence flagrante. Il ne s'était toujours pas apprivoisé lui-même et préférait encore faire comme si rien n'existait vraiment.
Rentrer chez lui. C'était la seule idée qu'il avait en tête en marchant rapidement sur le bord de la chaussée éclairée par quelques lueurs blafardes émanant des lampadaires qui jonchaient sa route dans un ordre précis. Et c'était aussi l'heure de sortie des ivrognes qui ne savaient plus très bien ù allé, junkies égarés, qui ne cherchaient qu'un phare dans la nuit qui se résumait parfois aux phares d'une voiture qui les heurterait inévitablement, sans jamais s'arrêter, écrasant leur corps insensibles sur le bitume dont ils ne se relèveront plus jamais.
Puis, il y eu le choque qui le fit s'arrêter net, tendant une main comme pour mimer l'action de rattraper le pauvre jeune homme qui lui avait foncé de dedans comme on fonce dans un mur de béton. Immuable et pas forcément affecté par la collision, il l'avait en revanche observer tituber, craignant de le voir perdre un peu trop pied, prêt à le rattraper au besoin. Mais il n'en eut aucunement besoin, il s'était déjà redressé pour lui faire face. Et un sourire éclaira involontairement ses traits, un peu fatigué, mais qui l'amusa réellement, sans le faire exprès, sans doute.
«Grande perche... Oui, si tu veux. »
Il avait l'habitude des surnoms: c'était quelque chose d'inévitable, même venant d'un petit homme un peu trop halluciné par l'odeur de l'alcool qui collait à lui comme une ombre envahissante, il ne pouvait que trouver la situation quelque peu absurde.
«À vrai dire je voyais parfaitement où je mettais les pieds. Mais ça va, je me suis seulement fait percuté par un ivrogne... Tu sais où tu vas, au moins? »
C'était la moindre des choses que de s'enquérir qu'il ne se retrouve pas écrasé dans un fossé, en pleine nuit, à s'endormir sur un banc de parc ou il ne savait trop où encore. Et parce que c'était dans sa nature de s'inquiéter pour le premier des inconnus qui croisait sa route.