♣ D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais connu la solitude. Même dans le ventre de ma mère, je n’étais pas seule. Il y avait cet autre être à mes côtés, cet être que je considère comme ma moitié et sans lequel je ne pourrais vivre. Cet être n’est autre que – comme vous avez pu le déduire – ma sœur jumelle ; Heather Amanda Abberline que tous appelaient Amanda plutôt qu’Heather et que j’étais la seule à appeler Amy. Elle était – et est toujours, encore aujourd’hui – le centre de tout mon univers. Je n’ai jamais rien fait sans elle ou sans son consentement. Je ne me suis jamais disputée avec elle, pour quelque raison que ce soit. Depuis notre plus tendre enfance, nous avons toujours fonctionné comme si nous n’étions qu’une seule personne. Tout était très clair dans notre petit duo, chacune avait son rôle ; Amy était le cerveau, j’étais les mains. Elle mettait en place nos plans farfelus et je les mettais en action. Ensemble, nous étions de véritables terreurs, personne ne pouvait nous arrêter. Pour le plus grand désespoir de notre père. En effet, il était seul à nous élever ; notre mère – que Papa a toujours refusé de mentionner dans la moindre discussion avec nous – a pris la fuite peu de temps après son accouchement, nous abandonnant aux bons soins de notre géniteur. A l’époque Papa – Arthur Noah Abberline de son nom complet – était jeune à l’époque où nous entrâmes dans sa vie ; il venait de fêter ses 21 ans. Il avait rencontré notre génitrice deux ans auparavant et était tombé éperdument amoureux d’elle, dès le premier regard qu’il avait posé sur elle. Une relation passionnée débuta alors entre les deux jeunes gens. Relation qui eut pour résultat deux petites filles quasiment identiques qui n’avaient rien demandé à personne.
Papa, homme responsable qu’il était, ne nous abandonna pas, comme beaucoup de monde pu s’y attendre. Il se débattit pour trouver un travail et un toit décent pour notre petite famille. Originaire de Londres, il ne voulait pas quitter sa ville natale. Cependant il n’eut pas le choix lorsqu’une opportunité lui fut offerte, pour les Etats-Unis. Il attendit qu’Amy et moi ayons un peu grandis pour que nous puissions voyager avec lui. Il enchaina les petits boulots pendant un temps, histoire que nous puissions survivre. Pendant qu’il travaillait, nous restions avec notre grand-mère, veuve. Cette dernière était, en quelque sorte, la maman qu’Amy et moi n’avions jamais eue. Elle nous couvrait d’attention, de baisers et bons petits plats faits maisons, nécessaires à notre croissance. En somme, nous ne manquions de rien.

Lorsque nous eûmes neuf mois environ, Papa se décida enfin à faire le voyage outre-Atlantique, direction New-York. Le voyage fut plutôt pénible pour lui, étant donné qu’il avait deux enfants en relativement bas âge à gérer. Une fois arrivés à destination, il prit la décision d’investir le logement de l’un de ses amis, partit en Amérique quelques années auparavant et avec lequel il avait conservé une relation épistolaire. Il avait accepté de nous recevoir le temps que Papa trouve un logement décent pour nous trois. Nous restâmes trois semaines avec lui. Puis nous déménageâmes dans notre maison à nous. Papa n’avait pas besoin de nous faire garder, puisqu’il travaillait à domicile, en tant que journaliste de bas étages, et envoyait ses articles en fin de journée. C’était amplement suffisant pour nous nourrir tous les trois et subvenir à tous les besoins de deux enfants en pleine croissance. Il se serrait bien souvent la ceinture pour être certain que nous ne manquions de rien.
Ma sœur et moi ne manquions donc de rien durant toute notre enfance. Amy avait une imagination très développée pour notre âge et ne manquait donc jamais d’idées quand il s’agissait de faire des bêtises. Pour ce qui était l’exécution desdites bêtises, c’était là mon domaine. Mais Papa n’était pas dupe ; il savait très bien que nous étions deux dans chaque mauvais coup que j’effectuais et il ne manquait pas de nous punir toutes les deux dès qu’il me prenait la main dans le sac. Nous faisions tout de même des efforts pour nous tenir à carreaux lorsque nous allions à l’école ; nos bêtises à la maison étaient une chose, à l’extérieur c’était là tout autre chose ! Nous savions que nous ne risquions pas grand-chose avec Papa, alors que nos instituteurs se montraient beaucoup plus sévères. Nous aimions faire les quatre cents coups, mais jusqu’à une certaine limite.

A l’école, nous n’étions connues que sous le nom des ‘’Jumelles’’. Nous n’étions pas Amanda et Jill, nous étions justes les Jumelles et, bien que cela ne me dérange pas, Amanda supportait très mal cette appellation. Elle était beaucoup plus indépendante que moi. Enfant, j’avais la salle tendance à me cacher derrière elle, à me cacher derrière la sureté et le charisme qu’elle dégageait. Je ne m’étais jamais trouvée extraordinaire, je ne m’étais jamais véritablement appréciée. J’admirais ma sœur, qui était toujours aussi sûre d’elle, aussi jolie et souriante. Je manquais cruellement de confiance en moi et je compensais en me cachant derrière Amy. Mais elle, elle n’appréciait pas cette situation, loin de là même. Elle me repoussait peu à peu lorsque je cherchais à me cacher derrière elle, elle se montrait plus dure à mon égard, chose que je ne supportais pas ; je me renfermais peu à peu sur moi-même, ne communiquant que rarement, que lorsque la situation l’exigeait. Cela dura le temps que nous atteignions l’adolescence ; elle eut comme un déclic et se rendit compte que son comportement était néfaste pour moi.

Le début de mon adolescence n’était pas, pour moi, un bon souvenir. Certes Amanda et moi nous étions rapprochées, mais il y avait certaines choses que mon esprit de jeune adolescente ne pouvait supporter ; j’étais particulièrement angoissée et irritable. Il ne se passait pas une journée sans que Papa et moi ne nous disputions. Je n’étais jamais en conflit en direct avec ma sœur, nous entretenions une relation particulièrement, assez fusionnelle. A cela s’ajouta un événement aussi chaotique que déconcertant ; l’apparition progressive de ma mutation. Cela se fit – comme je viens de le dire – petit à petit. D’abord le grésillement de la radio, puis la lueur vacillante de l’ampoule … Les événements étranges n’avaient de cesse de se produire en ma présence. Je ne tardai donc pas à en déduire – tout comme Papa et Amy – que le problème venait de moi. Tous deux furent d’un grand soutien lorsque je traversai cette épreuve plutôt déboussolante.
Aujourd’hui, je vis toujours avec Papa et Amy. J’ai arrêté mes études car, contrairement à ma sœur, je ne suis pas à l’aise dans ce domaine-là. Je suis une manuelle. Alors, j’effectue de petits travaux ici et là, dans la maison ou pour aider les voisins. A part mon père et ma sœur, personne ne sait que je suis différente des autres, personne ne s’est rendu compte que j’ai un petit quelque chose en plus. Mais je ne m’en plains pas, les choses me plaisent comme elles sont et je n’ai pas particulièrement envie qu’elles changent …