Londres, 1959

"William ! Tu as vu ta fille ? T'as vu ce qu'elle ... ce qu'elle est devenue ?" La voix féminine qui hurlait dans la cuisine de la maison familiale n'était nulle autre que celle de Christine Martin, la mère de Julianne. Cachée dans un coin du salon, derrière un meuble, cherchant à se faire toute petite, à disparaître, l'enfant de cinq ans avait les mains posées sur les oreilles pour ne rien entendre et les yeux clos pour ne plus rien voir. Mais la voix de sa mère était tellement forte qu'elle ne pouvait qu'entendre ce qui se disait. Ses yeux étaient dorés, brillants. Elle le savait. Elle le sentait. Elle avait tellement peur. Mais pas de ses parents, non. Ils pouvaient crier autant qu'ils voulaient. Sa mère pouvait menacer de la mettre en centre d'adoption. Elle ne leur en voulait pas. Elle s'en voulait à elle même, avait peur d'elle même. Elle était un monstre. Elle ne méritait rien d'autre. Ce qu'il s'était passé, c'était que Julianne avait eu sa première crise. Enfin... pour le moment, elle ne savait pas encore que sa vie allait être remplie d'instants comme ça.

L'événement s'était déroulé le matin même, lors de l'enterrement du grand père paternel de l'enfant. La petite fille était entrée dans l'église, toute jolie dans sa robe noire, ses longs cheveux bouclés lui donnant une allure angélique. Elle était sage, polie. Un peu triste aussi, même si elle n'avait pas beaucoup connu son grand père, ce dernier n'étant revenu qu'un an avant son décès sur Londres. La petite fille de cinq ans était assise sur un banc, entourée par toutes ces personnes en larmes. Et soudain, ce fut comme si cette peine venait l'étouffer, comme si elle enserrait sa gorge, puis tout son être. Julianne eut l'impression que l'on serrait son coeur, qu'on voulait l'assécher de tout son sang, qu'on voulait le faire stopper. Elle grimaça, se retint de crier, de pleurer sa douleur dans l'église. Et, sans qu'elle ne s'en rende compte, ses yeux devinrent dorés. Entièrement dorés. Sans plus qu'on ne distingue rien. Soudain, elle eut l'impression que ses yeux étaient secs. Elle cligna de nombreuses fois. Elle commençait à voir un peu flou. Puis, sa vue redevint normale, mais sans que ses iris ne changent de couleur. La sentant mal à l'aise, sa mère qui était à ses côtés posa une main sur l'épaule de sa fille, la faisant se retourner vers elle. "Julianne, un peu de tenue s'il-te-p...." Mais, elle n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'un cri sortit de sa gorge. Elle recula d'un bond, effrayée. Effrayée par sa propre enfant. Tout le monde jeta évidemment des regards vers elles deux. Et tout le monde eut la même réaction. Aussitôt, un des oncles de Julianne attrapa la jeune enfant désormais en pleurs pour la sortir de l'église, l'asseyant sur le parvis. "Quel monstre es-tu, Julianne ?" Lui demanda-t-il.

"Julianne, viens ici tout de suite !" Appela la voix de son père. Julianne ne bougea pas, restant dans son coin. Elle ne devait pas bouger, ne devait pas se montrer. Son père aurait peur d'elle, c'était certain. La jeune femme baissa la tête, ses longs cheveux cachant son visage. Toutefois, son père réussit à la trouver. Il posa une main sur l'épaule de Julianne qui, comme un petit animal apeuré, recula d'un bond. "Non ! Me touches pas, papa. Je ... je vais te faire du mal. Je veux pas te faire du mal." La petite pleurait. Elle tremblait. Mais William avança. Il s'approcha de son enfant, se baissa à sa hauteur et vint prendre dans ses bras ce petit être apeuré qui portait son nom et partageait son sang. Cette enfant qu'il aimerait toujours, peu importe ce qu'elle est. Il sera d'ailleurs bien le seul...

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