Un long filet de fumée se détacha de mes lèvres alors que j’expulsais un air chargé de nicotine. Devant moi, un rêve. Une île. Un symbole de liberté. Autour de moi, des gens. Penchés au bastingage, criant de joie devant une vieille statue de bronze à la flamme dorée. Le début d’une nouvelle ère. La fin d’une promiscuité gênante. La fuite d’une Europe blessée.

Je tapais du pied sur le pont pour chasser une désagréable sensation de picotement au niveau de ma jambe. Entre ceux qui avaient peur, ceux qui pleuraient de soulagement, ceux qui bravaient leur mal de mer pour voir la terre promise et les cris de joie des plus jeunes, je me sentais de pierre. J’étais content, pourtant, de toucher enfin au terme de ce voyage. Les semaines en mer n’avaient pas été aussi faciles que prévues et la diversité me manquait. Mais je n’arrivais pas à me réjouir vraiment. Les gens autour de moi étaient venus avec un rêve. Un espoir tout du moins. Je n’avais ni l’un, ni l’autre. Seul un vague instinct m’appelait vers le Nouveau Continent. Ca et la fuite d’un passé que je ne voulais plus contempler. Je tirais une longue bouffée et écrasais mon mégot. Je savais que ma fuite était futile. Ce que j’étais, je l’emportais avec moi. Où que j’aille. Quoi que je fasse. Et j’étais parfaitement conscient de l’immaturité de mon comportement. Mais je n’avais pas trente ans. Et il fallait bien faire quelque chose. Non ? Je rallumais une cigarette. Peu importait.

Quelques semaines plus tard, j’avais un logement et un emploi. Infirmier remplaçant dans un des hôpitaux de la ville. L’entretien s’était plutôt bien passé, malgré l’incrédulité du responsable.

« Vous êtes sur de vouloir postuler pour ce poste Mr Amer…Amero…. »
« Julian » le coupais-je, habitué à ce patronyme imprononçable dont j’avais hérité.
« Monsieur Julian ? Il est inscrit ici que vous avez passé un doctorat de médecine spécialisation Psychiatrie et… »
« Si vous vous inquiétez quant à ma capacité de soigner le tout venant, vous verrez que j’ai beaucoup travaillé dans les hôpitaux de guerre lors de mon séjour à l’armée… »
« Où vous aviez un grade de… »
« D’officier. Les médecins sont toujours officiers. Quelle importance le grade exact ? Je ne l’ai pas gagné au combat. Il ne veut donc rien dire. »
« Oui mais tout de même. Vous semblez… » le directeur hésita « presque trop qualifié pour ce poste. Pourquoi ne postulez-vous pas pour un poste de Psychiatre ici-même ? Je suis certain que, au vu de vos références… » Une nouvelle cigarette au bec, je le coupais calmement.
« Si j’avais voulu postuler pour être psychiatre, je l’aurais fait. Je cherche un travail sur une durée déterminée. Le remplacement de 6 mois que vous me proposez me convient donc parfaitement. Je suis conscient que vous ne me paierez qu’un salaire d’Infirmier et n’essaierais pas d’obtenir plus. Je suppose que je commence lundi ? »
« Euh…oui, si vous voulez »
« Bien. Merci. A Lundi. »

Il n’avait pas osé me recaler (ils n’osent jamais) et j’avais donc intégré sans broncher mon rôle d’assistant alors que la plupart de mes supérieurs n’avaient pas vu ce que j’avais vu. Mais peu m’importait. Car soigner n’était pas mon but premier ou tout du moins pas soigner au sens classique du terme.

C’était en 1945 que j’avais découvert mon don. J’avais 13 ans alors, l’âge de tous les rêves. Et je jouais dans la rue avec d’autres gamins de mon âge. La guerre se terminait, nous avions gagnés, et l’Angleterre, moins touchée que les autres, se reconstruisais. Partout, on chantait à la gloire de notre île et à celle de nos enfants partis de l’autre côté de l’Atlantique pour mieux revenir nous sauver lorsque le monde était sombre. Mais l’Europe était brisée. La Folle Epoque était loin. Les mentalités changeaient. Les femmes voulaient travailler, voter. Nos hommes, nos pères, mon père, étaient morts à la guerre, dans d’autres pays. Beaucoup de familles avaient également perdu un proche sous les bombardements. On était heureux. Mais on était blessé. Le monde se désagrégeait. L’Empire Britannique vacillait. On avait beau être gallois, cela nous faisait quelque chose. On jouait donc. A se dépasser sur nos vélos. A celui qui distribuerait le plus rapidement ses journaux ou qui aurait le plus d’argent à la fin de la semaine. C’était ça ou tourner mal. Nous étions de bons enfants.

Il pleuvait ce jour-là, ce qui était plutôt commun. Un de mes amis, le plus rapide d’entre nous, dérapa dans un virage et s’écorcha le genou. En temps normal, nous aurions continué mais il ne se releva pas. Plus curieux qu’inquiet, je descendis alors de mon bolide et m’approchais de lui.

« Ben alors. On va être en retard. »
« Ma jambe ne fonctionne plus imbécile. »
« On va être en retard quand même ! »

Il me repoussa, jouant le dur et ma main tomba accidentellement sur sa jambe. Il hurla. Je sentis comme une chaleur passer entre nous. Une sorte de reconnaissance. Et un soudain silence. Il se dégagea et se releva.

« Tu vois. Fillette ! »
« Attend un peu voir, moi je ne serais pas en retard. »

Il enfourcha son vélo et parti à toute allure, me laissant seul derrière. Je rentrais tard ce jour là. Sa jambe était cassée, j’en étais certain malgré ses airs de dur à cuire. Mais ce qui s’était passé, il m’était impossible de mettre des mots dessus.

Ma mère s’éteignit quelques temps plus tard. Agé alors de 16 ans, je fus recueilli par une famille qui avait perdu son enfant lors des bombardements. Plusieurs fois j’avais soigné Speed mais jamais aucun autre gars de la bande. On nous disait homosexuels. Mais c’était un autre lien qui nous unissait. La certitude d’être différent.

Mon ami se lança dans une carrière de sportif. Je choisis tout naturellement la médecine. Je voulais retrouver cette sensation que j’avais eu au bord de ce chemin. Mais non. J’appris l’anatomie, les maladies, les remèdes parfois fous, parfois sages. J’appris à boire et à faire l’étudiant. Je commençais à fumer aussi. Puis, à 25 ans, je fus appelé au service militaire. Et c’est là que je rencontrais deux personnes très importantes pour moi. Isibeal et Albert.

Isibeal était infirmière dans le même hôpital que moi. Ma frustration à devoir soigner les gens par de vrais médicaments m’avait déjà détourné de la médecine traditionnelle et je m’occupais surtout des soldats retournant à la maison. Je voyais la guerre dans leurs yeux. Les horreurs et les mutilations. Mais surtout d’innombrables cris silencieux. Isibeal les voyait aussi. Elle avait toujours un mot doux pour chacun, un sourire, une gentillesse. Sa présence seule apaisait. Je l’adorais. Nous avions prévu de nous marier, de faire les choses bien, mais là encore, le destin ne le voulu pas.

Elle était déjà malade quand je la rencontrais mais je n’en savais rien car elle le cachait parfaitement et je n’avais pas avec elle le même lien qu’avec Speed. Ou Albert.

Albert était malade aussi. Il avait une sorte de tumeur qui lui mangeait les entrailles. La fievre et les douleurs ne le laissaient pas en paix et je ne sais pourquoi il atterri dans mon service. Je pense à Isi qui avait toujours ses idées sur la suprématie de l’esprit sur le corps. Il faut dire qu’Albert ne parlait pas non plus. Seuls ses yeux, blessés et fou criaient sa douleur. Pour moi, cela faisait longtemps que ce genre d’image ne me touchait plus. Dans mon monde, on se détache ou l’on sombre dans la folie.

Par habitude, presque curiosité, je lui palpais le ventre. Et là, une fois encore, une étrange sensation me vint au bout des doigts. Je pouvais presque sentir la maladie. Entendre les cellules malades. Sans même fermer les yeux je « voyais » exactement ce qui se passait. Je retirais ma main. La sensation s’évanoui.

Pendant plusieurs jours, je refis l’expérience. Sur des sujets ayant les mêmes symptômes, sur d’autres, sur Albert. Mais, comme pour Speed, la sensation semblait limitée à un individu. Jusqu’au jour où je m’endormis sur lui. C’était un soir de garde. La curiosité m’avait poussé à tester ma limite. J’avais donc posé ma main sur le ventre de mon patient et l’y avait laissé. Au bout d’une heure, je fus pris d’une grande lassitude et m’endormis. A mon réveil, il n’y avait plus de sensation. Plus de fièvre non plus. Albert était guéri. Enfin, physiquement. Pour le reste, il ne parla plus jamais.

Albert avait survécu et vivait toujours le soir de mon embarquement. Speed est à New York, je crois. Il pense arrêter le sport et se lancer dans le mannequinat. Isi s’est éteinte il y a un an maintenant. Je cherche ceux qui me ressemblent. Comme Speed ou Albert, ceux que je peux aider réellement. La fin de mes études m’a surtout apprit que l’on ne pouvait pas faire de miracles aussi je n’ai que peu d’espoir. Mais bon. Ici, ailleurs, j’aurais toujours mes souvenirs. Toujours cette chaleur au bout de ma main.

Ma cigarette est morte. J’en allume une autre. Elles, au moins, sont interchangeables et virtuellement infinies. Tout en expulsant la fumée, je laisse mon regard s’attarder sur ma main droite puis, suivant le pont, se perdre dans l’océan. Je ne peux m’empêcher à mon tour d’espérer. Peut-être ici trouverais-je la réponse à mes questions.