Biographie
"Je vous laisse ici Monsieur ?"'Monsieur' n'a que huit ans mais il hoche la tête sérieusement et quand la voiture s'arrête, il en descend avec toute la dignité possible. C'est assez étrange de voir ce petit bout d'homme agir comme un adulte, mais le chauffeur a fini par en avoir l'habitude et après un dernier regard dans le rétroviseur pour s'assurer que le gamin est bel et bien descendu de la limousine, il redémarre doucement et quitte l'allée de gravillons pour retourner sur la route principale.
Tout respire le calme et la volupté ici. L'immense manoir des Cahan ressemble à ceux des contes de fées : n'importe quelle gamine se serait rêvée princesse en ces lieux.
Mais 'Monsieur' ne rêve pas : ce n'est pas quelque chose de très distingué, Mère ne cesse de le répéter. Et si la façade du manoir est aussi blanche, c'est parce que cela s'accorde avec tout, n'est-ce pas ? Les costumes bleus roi de Père, les robes roses fuschia de Mère et les tâches des dalmatiens de Père, seule exception à son besoin irrépressible que tout soit parfait. Les dalmatiens avaient été la goutte de trop, la folie pardonnée : Frederic n'avait pas eu droit à la même indulgence. Aussi dès sa naissance, on lui avait demandé d'être parfait, comme tout Cahan devait l'être.
L'enfant gravit les quelques marches de ce maudit blanc impeccable et alla ouvrir la grande porte d'entrée, qui n'était jamais fermée à clé en journée : les domestiques allaient et venaient et aucun voleur n'aurait pu passer entre les mailles de ce filet serré.
Aucun voleur, sauf Frederic, qui semblait parfois être invisible à leurs yeux.
Oh, une femme de chambre s'arrêta et lui demanda si 'Monsieur' voulait goûter... Et le Majordome lui demanda poliment si la journée de 'Monsieur' s'était bien passé. Mais leurs regards s'étaient à peine arrêté sur lui, le temps d'une réponse rapide, d'un hochement de tête, et ils étaient déjà repartis vaquer à leurs occupations.
Se tenant droit debout dans le grand hall, seul, Frederic leva les yeux sur l'immense escalier blanc qui s'ouvrait devant lui. Il savait qu'il allait devoir l'emprunter pour rejoindre sa chambre où il irait faire ses devoirs, où l'on viendrait déposer son goûter formellement sur un plateau avant de refermer la porte sur sa solitude d'enfant, se déchargeant tranquillement de toute responsabilité.
Il n'avait que huit ans, son cartable dans le dos était bien trop grand et trop lourd pour lui dans son dos, et ces escaliers semblaient insurmontables.
Et s'il faisait demi-tour ? Reprenait la porte et s'enfuyait d'ici ? Si pour une fois en huit années interminables, il avait un coup de folie ?
Ils ne se rendraient compte de son absence qu'au lendemain matin, quand le chauffeur patienterait en vain dans l'allée en l'attendant. Il appellerait les domestiques, qui après l'avoir cherché, appelleraient ses parents. Lesquels répondraient succinctement qu'ils avaient d'autres priorités dans la vie que jouer à cache-cache avec leur héritier.
Tout serait logique, terriblement carré : Frederic savait exactement comment cela se passerait. Et il savait d'ores et déjà que cela n'en valait pas la peine.
Alors bravement, il s'avança jusqu'à l'escalier et posa son pied sur la première marche.
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"Pousse-toi veux-tu ?"
L'homme n'eut même pas un regard pour lui alors qu'il le bousculait pour rejoindre une porte sur le côté. Frederic n'avait pas eu le temps de bouger et il s'excusa rapidement, mais bien trop tard pour l'individu qui s'était déjà éclipsé.
Pas de 'Monsieur' ici, pas de Cahan. Pas d'argent, pas de réputation ni de notoriété. Il n'était personne, rien du tout, un pion comme tant d'autres... Mais ici, il avait enfin l'impression d'exister. Ou tout du moins d'avoir une maigre chance d'y arriver.
Le Club des Damnés... De biens jolis mots pour d'étranges créatures. Frederic avait pu y accéder grâce à son père, ou plutôt l'argent de son père, et une fois n'était pas coutume, il en était reconnaissant à son géniteur de lui avoir offert cette chance-là.
L'enfant solitaire s'était trouvé une famille à sa mesure : une famille hors-norme, une de celle qui vous donnait plutôt envie de vous enfuir en courant tellement ce qui les liait sortait de l'ordinaire, mais une de celle qui vous donnait votre chance de faire vos preuves.
Il y était entré par le mensonge, tellement désireux d'être comme eux, pensant que cela le ferait être accepté plus vite : devenir mutant avait été chose aisée, d'autant que pour une fois, ses études de psychologie et sa passion pour l'étude du comportement et de la gestuelle humaine pourraient lui servir. Un mensonge et tout était dit. Les papiers étaient signés et il entrait dans la grande famille.
Et avec le temps, avec les jours, l'enfant solitaire comprit la hiérarchie d'une famille soudée et comprit surtout l'intérêt de se rapprocher des têtes pensantes, d'approcher ceux qui avaient le pouvoir de vous hisser à leurs côtés. Soudain, il ne voulait plus seulement faire partie d'une famille : il voulait plus. Il voulait être reconnu, être apprécié, être aimé, pour ce qu'il était - ou simulait d'être - peu lui importait. Il voulait être celui qu'on remarquait, celui qui devenait essentiel. Il voulait exister, et plus seulement survivre comme il s'était contenté de le faire jusque là.
Impossible sous le règne de Shaw, les choses changèrent avec l'arrivée de Dacosta au pouvoir. Le joug se fit plus souple, le maître plus attentif à ses ouailles. Et Frederic y vit là une chance inespérée de devenir enfin celui qu'il rêvait d'être.
Dacosta aimait ceux qui étaient efficaces ? Il le serait au centuple.
Dacosta aimait être proche de ses hommes ? Il serait toujours sur son chemin, se rappelant constamment à sa mémoire.
Dacosta aimait les hommes aussi bien que les femmes ? Qu'à cela ne tienne, jouer avec les sentiments ne coûtait pas bien cher en comparaison de la place qu'il briguait.
Il est jeune encore, il est plutôt beau d'apparence et approche à grands pas de son but... Cela vaut bien quelques sacrifices.
Quitte à y laisser quelques plumes.