Sara avait passé l’après-midi à Columbia à discuter avec l’un de ses anciens professeurs des différents voyages qu’elle avait pu faire ainsi que d’un projet de recherche auquel il aurait voulu qu’elle se joigne. C’était un homme gentil, et, ça avait été l’un de ses professeurs favoris quand elle était étudiante, aussi s’était-t-elle efforcée de se montrer aussi intéressée qu’elle le pouvait par son projet, tout en gardant une certaine réserve afin qu’il ne se fasse pas trop d’illusion quant à ses chances de la convaincre. Très tôt dans la conversation en effet, Sara avait malheureusement su que ces dernières étaient faibles, car elle avait eu beau faire des efforts dans ce sens, elle n’était pas parvenue à se sentir emballée par ce dernier.

Ce n’était pas la première fois qu’on lui parlait d’un projet de ce genre et qu’elle restait intérieurement de marbre, mais une fois leur conversation terminée, Sara refusa de repenser une énième fois à tout ça. Oui, aucun des projets de recherche qu’elle était susceptible de pouvoir intégrer ne l’intéressait, et oui, si elle continuait comme ça, elle aurait beaucoup de mal à trouver la vie plus rangée à laquelle la partie la plus raisonnable de son être aspirait. Mais ressasser tout ça ne lui servirait à rien et elle avait été assez contente de revoir le vieil homme pour ne pas avoir envie de s’assombrir l’esprit en pensant à tout ça.

En sortant, elle se contenta donc de se demander de quelle façon elle allait bien pouvoir finir sa journée. Elle pouvait retourner dans sa chambre d’hôtel, mais elle n’aurait pas grand-chose à y faire et pour le coup, elle serait seulement certaine de voir son moral redescendre en flèche. Elle pouvait aussi prendre le chemin de la forêt de Stirling. Elle y avait trouvé une maison visiblement désertée depuis des années, mais toujours en assez bonne état et depuis ce lieu était un peu devenu une sorte de refuge. Elle y avait déjà passé la matinée néanmoins et l’idée d’y retourner maintenant la gênait un peu : si elle continuait dans cette voie, elle y passerait bientôt toutes ses journées et n’aurait même plus le peu de vie sociale qu’elle avait encore. Sara changea néanmoins d’avis dès qu’elle apprit que Keira se trouvait là-bas : la jeune femme faisait en effet partie des rares personnes avec lesquelles elle pouvait parler de certaines choses et elle n’avait aucune envie de rater une occasion de la voir pour une banale virée dans un bar.

Elle s’arrangea donc pour lui faire savoir qu’elle arrivait et fit le nécessaire pour la rejoindre aussi rapidement qu'elle le pouvait, afin de ne pas la faire trop attendre.

Il était 8h du matin quand Keira se jeta sur son lit, envoyant valser ses escarpins. Elle avait passé la nuit dans un bar. Non pas à boire mais à faire le service. Elle avait pris un job de bénévole à l’hôpital le temps de voir si l’ambiance et le travail lui plaisait, mais cela ne la nourrirait pas. En se promenant en ville à la recherche d’un job alimentaire au début de la semaine, elle était passée devant un petit bar qui cherchait une serveuse pour la semaine. Elle était entrée avec son visage souriant et avait demandé tout naturellement si elle pouvait prendre le poste. Beaucoup pensaient que ce genre de travail n’était pas très enrichissant. Mais pour Keira cela avait été comme une bouffée d’air de voir tous ces gens et tout ce mouvement autour d’elle.


Evidemment tous les clients n’étaient pas agréables, certains étaient ronchons d’autres tout à fait peu enclin à prendre des douches, ou encore certains très lourdauds. Ceci dit, elle ne blâmait pas ces derniers… elle s’était amusée comme une petite folle, jouant les séductrices ou les petites filles sages. Après tout, elle ne comptait pas rester seule toute sa vie, entourée uniquement d’animaux. Un homme beau et intéressant telle était la compagnie rêvée. La jeune femme sursauta et regarda l’heure : oops, elle s’était assoupie ! Elle fit quelques pas vers la salle de bain et fit la moue en se voyant dans la glace. « Ma pauvre fille, ce n’est pas avec cette tête que tu vas te trouver un mari… et encore moins un amant. »


Keira entreprit donc de reprendre une figure humaine : après une semaine de travail avec pour horaires 16h-6h, c’était nécessaire. Elle nettoya son visage et appliqua une crème aux herbes faite maison, et se maquilla légèrement. Elle enfila des chaussures confortables et pris la décision utile de la journée : aller en forêt, et pas n’importe laquelle, celle de Stirling. Elle pourrait en profiter pour cueillir quelques herbes introuvables ici, et surtout discuter un peu avec Sara si elle était là… Cela faisait un moment qu’elle ne l’avait pas vu. Elle ouvrit la fenêtre et attendit que les oiseaux, habitués de son toit, viennent lui bécoter les doigts. Elle leur demanda de prévenir les créatures de son amie. Peut-être qu’elle recevrait le message. Un sac à bandoulière sur l’épaule elle prit le départ.

Et quel bonheur une fois en forêt, d’autant plus que la pêche aux herbes avait été fructueuse ! Encore un peu fatiguée de ses nuits, elle s’était installée ensuite prÈs de la maison adossée confortablement à un chêne centenaire, qui semblait somnoler autant qu’elle. Quelques craquements dans les sous-bois la fit revenir à son plein état de conscience, et elle aperçut Sara. Qu’elle salua d’un « Bonjour » enjoué et souriant comme à son habitude.

Durant tout le trajet, les pensées de Sara n’avaient eu de cesse de tenter de s’assombrir, la poussant à songer à nouveau aux choses qui la tracassaient depuis son « retour » à New-York.

Depuis quelques temps en effet, elle n’était plus aussi sûre de son « envie » de retrouver une vie plus « normale », plus posée et plus tranquille. Elle s’était peut-être réveillée un matin en se disant que c’était ce qu’il lui fallait, mais plus cela allait, plus elle passait de temps à essayer de trouver une façon de parvenir à ce but et plus elle avait l’impression qu’elle faisait fausse route. Elle avait aussi l’impression de se contraindre lors de toutes ces tentatives et commençait également à douter du caractère raisonnable de sa décision. Une vie rangée, oui, mais à quelle prix ? La morosité, l’ennui, le manque d’intérêt ?

On sait ce qu’on perd, mais pas ce qu’on trouve comme on dit, or Sara avait de plus en plus l’impression que, l’un dans l’autre, ce qu’elle avait lui correspondait plutôt bien.

Elle avait effectivement mis du temps à l’admettre, mais elle faisait peut-être bien partie de ces gens qui sont accrocs à l’adrénaline, à l’action et peut-être même aussi aux prises de risques et au danger. C’était surement peu conforme à l’idée que la majorité de ses contemporains se faisaient du féminin, mais il y avait longtemps qu'elle avait apprit à ne plus s'en faire pour ça.

Une fois arrivée aux abords de la maison en outre, ces pensées quittèrent momentanément son esprit et Sara fut plus contente qu’autre chose en apercevant Keira, assise au pied d’un arbre. Elle avait eu peur que l’attente ne lui paraisse trop longue et qu’elle finisse par s’en aller, ce qui n’avait visiblement pas été le cas.

Elle fut également soulagée de voir et d’entendre la jeune femme la saluer avec son sourire et son entrain habituel, ce qui lui donna à penser qu’elle ne lui en voulait pas non plus pour cette attente.

- Bonjour, répondit-elle donc d’abord simplement en continuant à se rapprocher d’elle.

- Je suis désolée pour le temps que j’ai mis à venir ici, reprit-elle ensuite, je n’étais pas dans les parages quand tu es arrivée.

S'excuser pour l’attente était la moindre des choses, qu’elle ait parue longue ou non à la jeune femme.

Sara cessa néanmoins d’y penser dès eu finit de présenter ses excuses et se demanda ensuite pourquoi la jeune femme était venu lui rendre une petite visite, si elle avait seulement eu envie de discuter ou s’il y avait autre chose.

- Tout va bien ?

Keira avait l’air relativement serein, mais elle savait par expérience que parfois, les airs sereins ne voulaient pas dire grand-chose.

Keira s’étira comme un chat et se leva pour accueillir son amie.

- Il n’y a pas de soucis, ne t’excuse pas : ça m’a permis de faire un petit somme en compagnie d’un arbre très charmant. Je vais bien merci… Juste un peu fatiguée. J’ai pris un emploi de serveuse pour cette semaine et je n’ai fait que du service de nuit ! D’où mon teint tout à fait minable. Mais c’était très sympa néanmoins, j’ai fait plein de rencontres. Bon probablement pas celle de mon futur mari soyons honnêtes.

Elle rassembla les petits sachets d’herbes ramassées pendant la cueillette et les fourra dans son sac, puis ralentit son bavardage pour questionner Sara. Elle non plus n’avait pas l’air au meilleur de sa forme. Ses histoires de midinettes – enfin… elle n’était plus de la première fraicheur non plus- et de charmants rockers adossés au Jukebox pouvaient bien attendre, Keira aimait parler mais elle n’avait pas étudié la psychologie pour rien, elle savait qu’il était au moins tout aussi intéressant d’écouter.

Une légère brise souffla dans la forêt et caressa la nuque de la jeune femme. Elle aimait la senteur du lieu, éloigné de la ville il charriait des parfums différents, quelque chose de frais. Le bois était apaisant. Elle pouvait le sentir dans chacun des brins d’herbe, sous l’assaut du vent, oui vraiment la forêt appelait à la détente. Et elle aurait aimé le faire sentir à Sara.

- Comme tu le vois je passais par là pour cueillir quelques plantes que je ne trouve pas à New York, ça fait un moment qu’on ne s’est pas vu alors j’ai pensé que ça pourrait être la bonne occasion. Ça va toi ? Tu as l’air préoccupée. Dure journée ?

Keira n’aimait pas avoir l’air trop curieuse ou intrusive… sa technique personnelle était de poser des questions fermées. On pouvait lui répondre par oui ou non et s’en contenter, elle ne s’en offusquait jamais. Si elle aimait bavarder, elle n’en restait pas moins secrète sur ses sentiments. Et donc elle n’attendait pas des autres ce qu’elle ne s’imposait pas à elle-même. Néanmoins, Sara n’était pas n’importe qui… et si elle pouvait lui faire passer un bon moment elle le ferait avec plaisir. Elle aussi était différente.

Sara sourit plusieurs fois en entendant Keira parler. Celle-ci avait le don pour parler ainsi de tout et de rien, sur un ton relativement léger, mais sans rendre la discussion superficielle pour autant et c’était une chose que Sara appréciait chez elle. Elle hocha ensuite positivement la tête quand Keira lui expliqua la raison de sa visite. Puis sourit à nouveau lorsqu’elle fit allusion à son air préoccupé et lui posa quelques questions.

Si elle se fiait à ce qu’on lui disait, elle avait souvent cet air préoccupé, si bien qu’elle en était presque venue à penser que ça lui était naturel.

Ces derniers temps néanmoins, Sara se sentait peut-être effectivement un peu plus lasse que d’habitude. Elle n’arrivait à faire ce qu’elle voulait et commençait à s’essouffler à force d’essayer, elle n’était toujours pas à l’aise à New-York non plus et cherchait encore ses marques. Sa ville et ses habitants n’avaient pas non plus réussit à faire disparaître son impression de solitude, sans cesse croissante, mais, dans le même temps, elle se sentait de plus en plus et de plus en plus souvent submerger par le nombre de ses créatures. Même avec toute la bonne volonté du monde, elle avait donc de quoi être préoccupée.

Elle n’aimait pas se plaindre néanmoins et faisait même partie des gens qui préfère taire leurs difficultés et les font souvent aussi passer après celle des autres. Elle savait bien sûr qu’un jour, il faudrait qu’elle trouve une solution pour faire sortir tout ça et l’oreille attentive et dispo de Keira était tentante à plus d’un titre, mais pour l’heure, elle préféra éviter d’aborder directement ces sujets.

- Non, pas si dure que ça. J’ai passé une partie de l’après-midi avec un vieux professeur. Il voudrait que j’intègre le programme de recherche qu’il est en train de monter. J’étais contente de le revoir, mais je ne crois pas que je vais accepter.

La suite et le pourquoi du comment lui paraissait un peu difficile à expliquer simplement avec des mots, aussi ne développa-t-elle pas sur ce sujet. Pour le faire en outre, elle aurait peut-être du faire allusion à une partie de son passé et de son activité au sujet desquels Keira ne savait rien et ça aussi, elle préférait éviter. Quand on vous parle de la CIA, on pense facilement aux espions et Sara pensait que ce genre de personne attirait naturellement la méfiance des gens et pas seulement celle de leur confrère. Contrairement à ce que l’on pourrait penser néanmoins, Sara mentait très peu, de même qu’elle manipulait rarement les gens de son entourage. Elle se servait parfois d’eux bien sûr, mais pas plus qu’une autre et préférait de loin rester honnête.

- Je suis peut-être un peu fatiguée par contre, admit-elle ensuite avec un demi sourire.

- Tu n’as jamais eu peur que cela finisse par déteindre sur toi ? reprit-elle ensuite en faisant quelques pas en direction de l’arbre contre lequel Keira s’était adossé.

De son côté, cela faisait partie des choses qui l’inquiétaient beaucoup et qui l’inquiétait même de plus en plus. Elle savait combien le simple fait de vivre dans le secret pouvait miner, mais s’était toujours demander si les instincts et les pensées de ses créatures ne finiraient pas un jour par la dépasser complètement : en était-il de même pour Keira ? Ne sachant trop ce qu’un arbre ou une pierre pouvait avoir à transmettre, elle n’aurait su dire s’il y avait un risque du même genre, mais sa question étant déjà partie, il était un peu tard pour chercher à la reformuler ou pour en poser une autre.

Un bref instant, elle faillit presque se reprocher d’aborder un sujet potentiellement préoccupant, alors qu’elle aurait pu faire dévier la conversation sur l’endroit où Keira travaillait ou bien même sur sa recherche du bon numéro, mais l’arrivée de deux de ses créatures détourna son attention juste avant qu’elle ne le fasse.

Ces dernières ressemblaient à deux petites fées et avaient le corps longiligne et gracieux de celles dessinées par les studios Disney pour Fantasia. Elles n’avaient rien d’effrayant, au contraire, Sara sourit donc en les voyant et le deux petites fées se rapprochèrent encore un peu plus, intriguées par la présence de Keira.