Le crissement des roues de son fauteuil résonnait dans le haut corridor de l'Institut tandis qu'il quittait son bureau pour rejoindre le séjour. Son point de vue sur la situation qui était la leur n'avait guère changé si ce n'est que Charles était désormais contraint de prendre les choses ... de moins haut. Mais, lorsqu'on est télépathe, le meilleur moyen de s'élever reste de toute manière sans conteste l'esprit, n'est-il pas ? Aussi le jeune homme s'était-il accommodé tant bien que mal de la nouvelle condition qui était la sienne, estompant au fil du temps l'amertume par un investissement à outrance dans le développement de l'Institut.

La philosophie de Charles consistait à assimiler chaque fait nouveau pour en tirer les conséquences et, partant, y réagir avec la plus grande pertinence. Il n'était guère étonnant alors que sa paralysie amorce en lui un processus de fond visant à accélérer la prévention et la récupération des mutants dans l'optique de leur offrir la meilleure formation possible. Et accessoirement de les rallier à sa cause, bien que le généticien n'apprécie guère une dénomination évoquant, de près ou de loin, l'hypothèse d'une lutte. N'allez pas y voir un quelconque déni de l'affrontement couvant sous la cendre mais l'Américain demeurait intimement convaincu que la diplomatie restait l'arme la plus efficace. Par conséquent, camper, même sémantiquement, les parties dans une logique de guerre sur fond de levée en masse, très peu pour lui. Son entreprise était à mi-chemin entre le grand débat et la plus corsée des parties d'échec, à l'image de ces bras de fer mentaux en compagnie d'Erik au début de l'épopée. Ce même Erik qui était à l'heure actuelle de l'autre côté du plateau en Roi conquérant et déterminé ... Un état de fait qui peinait Charles bien qu'il le pense parfois inéluctable. Sa crainte principale devenait petit à petit que cette chasse aux pions rende l'un ou l'autre fou.

Ψ Merci, Hank, sourit Charles en rentrant dans la pièce. Ψ Il n'était pas rare qu'on lui tienne les portes, par sympathie ou par politesse, mais le directeur de l'Institut refusait toute forme de pitié. Si les premiers temps s'étaient avérés rudes, cet évènement tragique avait apporté son lot de leçons et il n'irait pas blâmer Erik d'avoir été un professeur audacieux et cinglant, en l'occurrence, puisque lui-même s'était révélé un élève imprudent et naïf. Le monde n'était pas encore prêt. Là était la légère nuance que le drame avait apporté à son discours. Quand son vieil ami l'estimait à jamais réfractaire aux mutants tant qu'il serait majoritairement humain, Charles voyait le monde comme en besoin d'évolution jusqu'au jour où ... Un jour où il n'aurait pas à voir sa route diverger de celle d'un frère, où laisser derrière lui un humaine « pour leur bien à tous » ne serait pas davantage nécessaire.

Egoïstement, ces péripéties lui avaient malgré tout construit une famille soudée par les mêmes aspirations, cette envie profonde d'être maître de son existence et d'avoir toutes les clefs en mains pour bâtir des relations solides avec ceux qui vous entourent. Une grande fratrie sous la bannière de l'entraide et de l'apprentissage, en somme, bien que l'éclat de l'étendard soit imperceptiblement terni par deux absences notables. Les premiers jalons de cet ensemble uni s'étaient éloignés pour fonder leur propre confrérie mais Charles, au fond, gardait le faible espoir que leurs causes, foncièrement communes, se joignent à nouveau pour obtenir le meilleur résultat commun. Cela ne l'empêchait toutefois pas de goûter aux joies de la communauté dont il s'érigeait en mentor, dispensant son savoir dans le principal but avoué de former des collègues et potentiels successeurs. Bien qu'idéaliste, le généticien se savait surtout tristement mortel et le seul moyen de pallier au fait qu'il n'était pas éternel restait d'éveiller la fibre éducative et militante de ses ouailles.

Les moments qu'il passait en leur compagnie lors des cours ou au sein des pièces communes, comme en ce début d'après-midi dominical, n'étaient pas uniquement dans ce but, ne vous méprenez pas. La vie de famille était primordiale aux yeux de Xavier, conscient qu'il était que l'équilibre d'une vie se mesurait entre autres par les contacts humains. Nouer des liens, s'intégrer et apprendre à composer restaient, d'après lui, le ciment d'une bonne compréhension d'autrui et, partant, des valeurs nécessaires pour s'élever, plus tard, en ambassadeur du monde mutant.

A l’individualisme, il opposait le partage. A la lutte, le dialogue. A l’extrémisme, la tempérance. Au fatalisme, l’espoir. A l’élitisme, l’évolution positive de tous, l’excellence étant un idéal atteignable plus aisément par une mise en commun des talents et des valeurs. Mais quelqu’un marchait lourdement sur l’autre plateau de la balance, martelant de ses bottes le métal de la coupelle avec des échos de réalisme. Un autre réalisme que celui de Charles, certes, mais un réalisme tout de même. Comme un pôle d’une autre polarité, il glissait sa pincée de sel dans le mélange afin de rétablir l’équilibre. Au partage, il claquait la rationalisation. Au dialogue, le rappel de l’entêtement des hommes. A la tempérance, les rapports de force réels. A l’évolution de tous, la faiblesse d’un groupe qui peine à être réellement homogène tant qu’il n’a pas une place tangible. Reconnue. Officielle.

Lorsque l’Américain prit congé, l’après-midi était déjà bien avancée. Sachant ses protégés en de bonnes mains, il se permettait une légère excursion hors du domaine. Le grand air, le soleil, l’extérieur … en un mot comme en cent, la vie qui papillonne aux alentours et dont les arcanes sont un éternel ravissement pour le scientifique averti. Le bruit des roues sur le gravier prend un tout autre accent et cette brisure dans la monotonie le rendrait presque supportable. Il était néanmoins le rappel concret que pareille promenade n’avait d’hors du temps que l’appellation et que, une fois les talons tournés, l’existence reprendrait son cours habituel comme si cette rencontre n’était rien de plus qu’un mirage.

Malgré tout ce qui les opposait, ce fut d’un sourire que Charles accueillit l’arrivée de son vieil ami Lehnsherr. Un lieu ordinaire pour deux hommes qui n’étaient rien de plus que deux anonymes dans un tel contexte … Accoudé à une table du parc, l’Américain en tapota machinalement la surface pour enjoindre son vis-à-vis à s’installer. Ψ Toujours les noirs, Erik ?, questionna le jeune homme, déposant simultanément le plateau en face d’eux. Ψ Un jour ici, demain ailleurs. Leurs rencontres flirtaient avec l’aléatoire mais elles restaient une trame de fond de leur croisade respective.

Leur combat n’aurait probablement plus la même consistance si l’interlocuteur cédait soudain sa place. La saveur de leur quête résidait dans cette subtile nuance de point de vue qui non seulement conditionnait leur argumentaire mais, en plus, érigeait en objectif crucial l’adhésion pleine et entière de leur principal adversaire. Pas par fierté. Pas par un sentimentalisme sirupeux qui voudrait que l’alter égo soit le premier à embrasser la cause. Pas plus que par esprit revanchard. Convaincre l’autre, l’éternel vis-à-vis aux opinions contraires, celui qui, par définition, sera le plus réfractaire à l’abolition de cette virgule qui change tout, signerait, surtout, la victoire incontestée puisque, par définition, si le plus dur est acquis, tout le reste suivra, en un simple claquement de doigt.

Ψ Que mettons-nous en jeu ?, enchaîna Charles, une lueur de malice scintillant dans le regard. Ψ Presque une phrase rituelle pour amorcer « l’affrontement » d’idées qui serait le leur, la concentration sur la partie rythmant la conversation à bâton rompu qui ne tarderait plus à jaillir. Pas de pari, pas d’argent, pas d’engagement, juste la symbolique d’une mise purement immatérielle, pour la beauté du geste, et qui représentait certainement ce que chacun respectait le plus chez l’autre : la conviction.