Le grisonnant financier moustachu toisa par-dessus ses petites lunettes rondes son jeune interlocuteur, ostensiblement avachi dans le sofa occupant tout un angle du bureau où ils se trouvaient réunis. Des cheveux d'un noir de jais lui encadraient le visage, qu'il conservait constamment moqueur et impertinent. Dans ses yeux charbonneux surmontés de sourcils mobiles se distinguait clairement une lueur malicieuse. Vêtu du maillot de l'équipe nationale, Roberto Da Costa interpella son aîné en anglais, ses intonations brésiliennes donnant à sa question des accents chantants.

"Alors ? Qu'est-ce qui peut bien motiver un homem comme vous à voyager si loin des quartier de Manhattan, senhor Kine ?"

Bénédicte Kine, fronçant sa moustache d'un air réprobateur, rétorqua sèchement, de sa voix ventrue de père noël :

- Je croyais que votre père vous avait déjà mis au courant... Sébastian Shaw est mort. Le Roi Noir est mat.

Soudainement, le jeune mutant sud-américain se redressa sur son siège, toute trace d’indolence infantile s'évanouissant de sa posture. Dans le foyer de la cheminée, un crépitement ténu meubla pendant une longue minute un silence de circonstance. Le Club venait de perdre un grand homme, un visionnaire qui avait su les guider pendant de nombreuses années.

"Comment ? Qui est responsable ? Est-ce que nous sommes menacés par un ennemi ? Les humains ont fini par nous découvrir ?"

Se voulant rassurant, le quinquagénaire membre du cercle intérieur agita une main pour balayer les inquiétudes de son hôte, affichant un rictus complaisant.

"Les humains sont loin de se douter de ce qui s'est tramé au cours des derniers mois. Pour ce qui est du détail des circonstances dans lesquelles Sébastian nous a quitté... Elles vous seront fournies plus tard. Là n'est pas la principale raison de ma venue à Rio."

Dressant l'oreille, l'étudiant fit peser tout le poids de ses attentes dans un regard ténébreux étincelant à la lueur des flammes réchauffant la pièce pourtant déjà chauffée par la chaleur ambiante. Entretenir un feu de cheminée à la tombée de la nuit constituait une habitude sécuritaire, pour le futur PDG de l'entreprise familiale. Dans un grognement étouffé, Kine leva ses quatre-vingt dix kilos du fauteuil dans lequel il s'était préalablement installé, feignant d'examiner les reliures des livres rangés dans la bibliothèque du bureau pour ménager le suspense de sa prochaine déclaration. Bénédicte avait toujours adoré faire dans le théâtral. Un tort qu'il finirait par payer cher.

"Vous souvenez-vous de notre première rencontre ?" Demanda-t-il rêveusement, dos à Roberto.

- Sim. Le jour où mes pouvoirs se sont manifestés. Mon père avait contacté le Club le jour même. J'avais expédié au sol deux tolos qui m'avaient provoqué durant un match de foot. Vous étiez arrivé très vite... Trop vite pour avoir fait le trajet en avion depuis les États-unis. Vous m'avez expliqué ce qu'était le Club, ce que j'étais, moi... Et j'ai été inscrit dans l'université la plus proche où l'un des vôtres était le doyen, à Minas Gerais. Pour apprendre les responsabilités qui seraient bientôt les miennes.

- Déjà à ce moment-là, vous aviez fait forte impression... D'où votre nomination au poste de Tour Noire, avant même la fin de vos études. Je dois vous dire que le rapport que fit la Reine Blanche à Sébastian y fut pour beaucoup. Le Lord Impérial apprécia particulièrement la façon dont votre esprit fonctionnait. De tous nos membres sondés, vous êtes resté « l'homme avec un plan », l’infatigable concepteur de projet...

- Tempo ! L'interrompit son interlocuteur en prenant l'air intrigué. Quel rapport de la Reine Blanche ? Je n'ai encore jamais rencontré la Reine Blanche !

Un sourire railleur faillit naître sur les lèvres charnues et molles de Bénédicte, qui se retint à la dernière seconde, se rappelant à qui il s'adressait.

"Le Club dispose parmi ses membres de personnes aux facultés extraordinaires, et notre Reine blanche en est un parfait exemple. Son pouvoir consiste principalement à lire les pensées, et à communiquer mentalement avec autrui. Elle m'a accompagné, lors de ma première visite, tout en restant dans une autre pièce. Elle a sondé votre esprit, et m'en a rapporté le contenu. Depuis le début, nous savions tout de vos rêves les plus fous, Roberto."

Sonné de découvrir qu'on avait aussi aisément violé l'intimité de ses pensées, le jeune adulte se mit à déambuler dans la pièce, sans articuler le moindre son, sous le regard circonspect de Bénédicte. S'agenouillant devant l'âtre, il contempla songeusement les flammes qui y dansaient, le visage éclairé de lueurs sanguines, la respiration lente et profonde.

"Ah oui ?"

D'un mouvement vif, le Brésilien enfonça sa main dans le foyer sans un gémissement de souffrance. Comme happé par la chair du prodige du football, le feu se courba, s'insinuant au sein de Roberto tandis que son épiderme noircissait à vue d’œil. Interdit, l'autre occupant du salon entrouvrit la bouche, se préparant à formuler une question. Mais aucun son n'eut le temps de franchir ses lèvres, car le mutant au sang chaud s'était jeté sur l'ami de son père. D'une main, il enserra le cou du financier débonnaire, ses doigts repérant une prise entre le deuxième et le troisième bourrelet entourant la nuque du quinquagénaire moustachu. Les prunelles étincelantes de fureur, Roberto souleva la masse principalement graisseuse au-dessus du sol, rugissant à l'intention de ce dernier :

"ET QU'EST-CE QUI ME PROUVE QUE VOUS NE M'AVEZ PAS MANIPULÉ DEPUIS LE DÉBUT ?"

Bénédicte Kine fut projeté contre un mur, le choc lui coupant transitoirement le souffle. Rapprochant son visage de sa proie captive, Sunspot, haletant, reprit :

"Je ne suis pas idiot, vous savez. Si quelqu'un est capable de lire dans mes pensées, alors il est également capable d'y insinuer des suggestions. Comme, par-exemple, de me joindre au Club sans poser de questions. J'ai toujours été étonné de voir à quel point votre organisation se trouvait en accord avec mes opinions personnels. Mais à présent, je commence à comprendre. Vous m'avez forcé à adhérer à vos idéaux, pas vrai ? Qui étais-je, avant de vous rencontrer ?"

- Du calme... Cracha difficilement l'homme interrogé, son teint virant au rouge cramoisi tandis que le sang s'accumulait vers son crâne, ses yeux menaçant de jaillir hors de leurs orbites.

"Quoi ?"

- Du calme, monsieur Da Costa. Je peux vous assurer que vos soupçons sont totalement infondés.

Après une réflexion qui parut infinie, Roberto décida d'offrir à l'homme d'affaire myope une chance de s'expliquer. Relâchant sa prise, il laissa Bénédicte retomber au sol en titubant, puis récupéra une apparence normale pour tranquilliser celui-ci. Resserrant le nœud de sa cravate en se raclant la gorge, l'émissaire du Club entreprit de détromper son cadet amateur de football.

"Nous ne nous sommes pas arrangés pour vous obliger à adhérer à notre organisation. Cela est et restera votre choix. Même si il est effectivement vrai que Mademoiselle Frost est capable d'influencer les esprits, ses pouvoirs ne vont pas jusqu'à lui garantir des effets permanents. Si votre théorie était avérée, la Reine Blanche aurait dû en permanence rester dans votre sillage, à vous maintenir sous son influence, une chose que Sébastian Shaw n'aurait jamais toléré. Il détestait se séparer de sa précieuse télépathe. "

- Télépathe ?

- C'est comme ça que l'on appelle les mutants capables d’interagir avec les pensées. Emma Frost est une télépathe, contrairement à Shaw. Lui, un peu comme vous, était un absorbeur. C'est peut-être pour ça que vous avez toujours été son préféré... Même si je suppose que sa décision se sera plutôt appuyée sur votre intellect remarquable, cette tendance quasiment naturelle que vous avez à échafauder des plans d'une complexité...

Inclinant la tête, Roberto grimaça, se passant une main sur son visage tout en retournant s'asseoir. Kine s'exprimait si confusément qu'il n'avait pas saisi la moitié de ce qui avait été dit. Las, le fils d'industriel regretta le passé, l'insouciance de son adolescence où seul comptait ses performances sportives. En ce temps, il caressait l'espoir de devenir un joueur professionnel, payé pour jouer, dribbler et marquer des buts. Puis la conversation paternelle l'avait ramené sur terre, Emmanuelle Da Costa expliquant à son fils qu'un jour, l'entreprise familiale aurait besoin de lui comme PDG. Et maintenant, ce Club des damnés s’immisçait dans son univers ; lui, héritier de l'ancienne Tour Blanche, devenant Tour Noire tandis que son cursus universitaire débutait.

"Venez-en aux faits, Kine."

- C'est vous, Roberto. Vous que Sébastian a désigné pour prendre sa suite au poste de Roi Noir du Club. Vous êtes notre nouveau Lord impérial.

- Moi ? Mais j'ai vingt et un ans ! Je suis un universitaire ! J'avais déjà du mal à trouver le temps d'assurer les missions qu'on m'attribuait auparavant. Je ne peux pas diriger le Club tout de suite !

Levant les mains, Bénédicte temporisa la situation.

"Vous ne serez pas seul, mon garçon. Le cercle intérieur vous épaulera, au moins dans un premier temps. Bien sûr, certains tenteront de vous influencer, de s'accaparer vos responsabilité ou de vous convaincre de renoncer à votre charge. Mais Shaw avait anticipé sur cet aspect du problème. Vous êtes un Lord Impérial inamovible jusqu'à ce que vous obteniez votre diplôme. Une fois ceci fait, vous devrez obligatoirement vous installer aux États-unis (nous nous occuperons de faciliter votre naturalisation à ce moment-là, n'ayez crainte), pour superviser de près l'organisation. Et, ne rêvons pas, le Brésil ne tardera pas à devenir une dictature militaire laissant peu de place à nos opérations. Certains pays d'Amérique du Sud y viennent déjà, et nous ne nous faisons aucune illusion sur la progression de cette junte sur le continent. Mieux vaut pour vous émigrer vers le Nord... Sachez toutefois qu'à compter de cet instant, les ressources dont vous disposez sont sans limites."

Dans le vague, Roberto laissa un fin sourire étirer progressivement les commissures de ses lèvres. Amusé, son interlocuteur s'installa face à lui, dans la pénombre d'une pièce que plus aucune flamme ne réchauffait de sa lueur orangée.

"Seriez-vous en train d'honorer votre réputation ?"

- Exatamente. Mais je vais avoir besoin de tous les détails que vous pourrez me donner.

- Pourquoi ?

- Parce qu'on bon plan prend en compte tous les éléments.