Monstre. Ce mot continue de résonner dans mon esprit, encore et encore. Dix ans plus tard, je me rappelle encore parfaitement le regard que m'ont lancé mes parents en lâchant ces mots. Ce mélange de crainte, de dégoût et de répulsion. Ça, et l'arme que mon paternel a braqué sur moi ... Rien qu'à y penser, j'ai envie de hurler. De fondre en larmes ou de tout casser autour de moi. Je ne voulais pas le tuer, ce gars. Je ne voulais pas, bordel ! Si seulement il m'avait écouté ... S'il avait ôté ses sales pattes de moi quand je l'ai prévenu ... J'aplatis mes mains avec violence contre le casier, les mâchoires serrées devant l'évocation de cette maudite soirée. Mon rythme cardiaque s'accélère.

Je souffle, lentement. Il faut que je me calme. Je ne dois pas laisser l'adrénaline monter. Pas encore. C'est trop tôt. La porte de la pièce miteuse qui fait office de vestiaire s'ouvre en grinçant. Je me retourne en un éclair, avant de me détendre. C'est lui. Sang-Ook. Son habituel sourire serein aux lèvres, il secoue la tête doucement et lève un instant les yeux au ciel. Sa voix laisse transparaître son amusement.

- Tu devrais réserver tes forces pour ton adversaire de ce soir, gamine. Et puis, il t'a fait quoi, ce pauvre casier ?

J'étouffe un sourire à mon tour, malgré moi. Je regagne le banc et hausse les épaules.

- Il m'a regardé de travers ...

Il soupire et se penche vers moi. Il entreprend de me bander les mains. Comme d'habitude avec lui, je ne ressens pas l'habituelle montée de stress que provoque le contact des autres hommes. Je ne me l'explique pas, mais c'est comme ça. Sa présence discrète, son regard qui ne se pose jamais sur mes formes ... Je ne me sens pas menacé par lui. Je luis dois trop pour ça. La seule personne en qui j'ai confiance. Qui m'a appris le Taekwondo, tiré de la rue, fournis un exutoire à ce besoin lancinant qui me hante, à contrôler tant bien que mal ces satanées montées d'adrénaline.

Et surtout, surtout, m'a appris que je n'étais pas seule à être anormale. Lui et moi sommes différents des autres. De vous. Des milliards d'habitants qui peuplent la surface de la Terre. Mais si je ne suis pas une aberration de la nature isolée, s'il y a au moins un être qui me ressemble ... alors il y en a peut-être d'autres. Quelque part. Dissimulés parmi tous ces gens "normaux".

Le brouhaha de l'autre côté de la porte s'intensifie. Les gens s'impatientent. Ils veulent voir du sang, de la violence. Et peut-être aussi gagner de l'argent, qui sait ... Les paris brassent des sommes folles, dans ce milieu. Même moi, j'ai parié. Sur ma victoire, bien sûr. Comme Sang-Ook. Je le regarde droit dans les yeux et hoche doucement la tête. Je suis prête. Il est temps d'y aller ...

Lorsque nous faisons notre entrée, les cris commencent à jaillir de la foule assemblée. Des quolibets, des insultes, des moqueries ... et même des sifflets. A vrai dire, je m'en fiche. Je les entend à peine. Je suis entièrement concentrée sur le combat à venir. Mon coeur commence déjà à s'accélérer. Lentement, mais sûrement ...

Je suis sur le ring, maintenant.. Mon adversaire me toise. Arrogant. Sûr de lui. Un grand malabar d'un mètre quatre-vingt, tout en muscles. Encore à sous-estimer le petit bout de femme qui lui fait face. Comme tous les autres. Et, comme eux, il va amèrement le regretter dans moins d'une minute. Le gong retentit. Et je lâche la bride de la bête sauvage qui sommeille en moi. L'adrénaline envahit aussitôt mon corps. Ce sentiment de puissance qui m'inonde ...c'est ... juste indescriptible. J'y suis accro. Totalement. Rien au monde, absolument rien, ne peut égaler ça !

Son direct du gauche s'envole vers ma mâchoire. Trop lent. Oh, il n'est pas mauvais, mais il reste un humain. Pas moi. Je l'esquive sans la moindre difficulté, et mon pied jaillit pour venir percuter son genou. Enfin, c'était l'intention, parce qu'il ne rencontre que le vide. Un sourire féroce, presque bestial, se dessine sur mes traits. Enfin un combat qui en vaut la peine !






L'eau chaude de la douche ruisselle sur mon corps. J'ai mal. Aux poings, aux pieds, mais aussi à la mâchoire et à mon tibia gauche. Il ne m'a pas loupé. Il ne s'est pas mal débrouillé du tout, pour un banal Homo Sapiens. Mais ça n'a pas été suffisant. J'ai gagné. J'ai remporté un paquet de fric, j'ai pu satisfaire mon addiction, et j'ai eu les ovations du public. Alors pourquoi ? Pourquoi cette sensation persistante de vide qui refuse de me quitter ? Pourquoi est-ce-que je me sens coupable, malgré tout ? Pourquoi est-ce-que je me sens si seule ?

Je m'assied par terre et j'enfouis ma tête dans le creux de mes bras. Les larmes se mettent à couler librement le long de mes joues, de plus en plus fort, se mêlant aux filets d'eau. Je suis un monstre. Un monstre accro à la violence et toujours prêt à se déchaîner. Et ça fait mal ...