C’était arrivé huit ans auparavant. Sa première rencontre avec la mort. Etait-ce déjà là, en elle ? Peut-être bien. Une étincelle cachée, dissimulée au creux de son être qui n’attendait qu’un instant, un moment opportun pour s’enflammer.
Elle était derrière le comptoir des infirmières, à remplir un dossier. En choisissant cet emploi, elle avait espéré faire quelque chose où elle pourrait être utile, aider les gens. Elle avait largement sous-estimé l’aspect administratif de la profession, ainsi que la manière dont certains médecins tenaient à les considérer. Elle débutait tout juste, mais elle se disait qu’elle finirait bien par s’y habituer. En revanche, concernant la paperasse, cela risquait d’être plus compliqué. Comme à chaque fois qu’elle effectuait une tâche ennuyeuse et répétitive son esprit s’en déconnecta peu à peu, jusqu’au moment où son regard se perdit dans le vague, indiquant qu’elle comptait quelque chose, que ce soit les gens qui défilaient dans le couloir, le nombre de patients en chaise roulante, ou n’importe quelle image extravagante qui pouvait sortir de son imagination.
« Selma ? Selmaaaaa ! » Une voix féminine, qui semblait venir de loin, très loin. Ce ne fut que lorsque des doigts s’agitèrent devant ses prunelles qu’elle sursauta légèrement, signe qu’elle revenait enfin à la réalité. Elle tourna la tête, son regard faisant face au visage d’Amy, l’une de ses collègues qui se mit à rire en voyant son air incrédule. Elle devait très probablement être la seule personne de cet hôpital à ne pas la considérer comme une véritable aliénée.
« Qu’est-ce que tu fais encore là ? Je croyais que tu dînais chez tes parents ce soir. » Après avoir levé les yeux au ciel, elle afficha une moue boudeuse sur son visage de poupée.
« Oui oui, je sais... » Elle savait surtout la manière dont se déroulerait la soirée. Elle avait beau adorer ses parents, elle savait d’avance que cela serait fatiguant, car il y avait les sujets tabous, ceux qu’il fallait à tout prix éviter, à savoir principalement la guerre, la Pologne, la France, tout ce qui pouvait avoir trait au judaïsme et à la déportation de toute une partie de la famille de sa mère. Si éviter de tels sujets pouvait paraître simple en théorie, en pratique c’était bien loin d’être le cas, car en y réfléchissant bien, la conversation la plus banale devenait susceptible de servir de lien. Ainsi, converser avec ses parents avait tout d’une gymnastique des plus complexes.
Un voyant rouge s’alluma sur le panneau. Alors qu’Amy se redressa, Selma l’arrêta d’un geste.
« Laisse, j’y vais. » Elle s’était occupée de ce patient depuis son opération et elle l’aimait bien. De plus il s’agissait d’une excuse qui lui permettrait de retarder son départ, ce qui était toujours bon à prendre. Mais ce qu’elle vit dans la chambre fut loin d’être aussi anodin qu’elle l’avait cru. Le malade était visiblement en train de faire un arrêt cardiaque. Nouvelle, peu expérimentée, il lui fallut prendre sur elle pour ne pas céder à la panique et se rappeler de la procédure à suivre. Appeler un médecin. L’assister. Mais ce ne fut pas suffisant, pas cette fois-ci.
« Heure de la mort : 19h08. » Puis, il quitta la chambre, répondant à l’appel de son biper. Elle resta seule avec le cadavre, attendant que l’un des employés de la morgue vienne le prendre. Elle retira ses gants en latex et s’approcha de lui.
« Désolée, Will. » Parler à un mort. Voilà une attitude qui lui ressemblait bien. Instinctivement, elle avança la main pour écarter quelques mèches de cheveux sur son front. A peine son doigt avait-il effleuré la peau livide qu’une minuscule étincelle sembla sortir de ce contact. L’instant d’après les yeux du jeune homme s’ouvrirent et il se redressa, comme s’il se réveillait en sursaut d’un cauchemar. Selma fit alors l’unique chose qui lui passa par la tête sur le moment : reculer et hurler. Elle fit du même coup tomber la table qui se trouvait derrière elle, mais ne s’en soucia pas vraiment.
« Mais... que... » Elle avait beau n’être infirmière que depuis très peu de temps, elle savait que ce n’était pas normal. Ce qui la rassura était qu’il semblait aussi perdu et surpris qu’elle.
« Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi criez-vous comme ça ? » Elle s’avança un peu, avec prudence.
« Je ne vous assommerai pas si vous promettez de ne pas manger mon cerveau. » Il la regarda comme si elle était complètement folle. Elle avait simplement dit la première chose qui lui était venue à l’esprit, encore impressionnée par le film d’horreur qu’elle avait été voir la veille au cinéma. Sauf que l’homme face à elle n’avait rien d’un zombie. C’était un miracle un bon sang de miracle. Elle lui signifia de ne pas bouger et courut chercher le médecin. Il lui fallut s’y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à lui faire comprendre la situation. Elle vit bien qu’il était sceptique, mais elle avait l’air si sûre d’elle qu’il finit par la suivre. Mais lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, rien n’avait changé. Le corps était là, sans vie. Elle eut beau tenter de le convaincre que tout ceci était réellement arrivé, ses efforts furent inutiles. Elle toucha de nouveau le corps, à plusieurs reprises, mais une fois encore sans le moindre succès.
Etait-elle devenue folle ? Avait-elle tout imaginé à cause du surmenage ou de la fatigue ? En rentrant chez elle, elle finit par s’en convaincre, ignorant alors que ce n’était là qu’un début...