- Un autre !

Le regard désapprobateur du barman ne m'intimide absolument pas. Au contraire, je le fusille tellement du regard en retour qu'il finit par détourner les yeux en grommelant et passe à d'autres clients. Tant mieux. Je n'ai besoin que de deux choses, ce soir. Primo, qu'on me foute une paix royale. Et deuxio, qu'on me serve à boire. Le reste, je m'en contrefiche. Et si ce gars désapprouve mon comportement, itou. C'est pas mon père. Et tant mieux pour lui, sinon j'aurais dû mal à me retenir de lui casser la gueule sur-le-champ ...

Je crispe mon poing sur le verre, qui commence à se fendiller. Oups. Danger. Je respire profondément, me force à me détendre malgré la colère qui menace de m'envahir. Certains souvenirs sont toujours aussi pénibles, même après dix ans. Toujours aussi douloureux, aussi chargés de souffrance et de chagrin. Et il est hors de question d'aller voir un psy ... pas plus que de me confier à quelqu'un ...

Soudain, une main s'abat sur mon épaule. Je me crispe aussitôt. Avant même de me retourner, je sais que c'est un homme. Son haleine chargée d'alcool ne m'incite guère à réfréner mon androphobie. D'ailleurs, lui non plus n'a pas l'air enclin à rester calme. Son visage me rappelle très vaguement quelque chose ... même avec son nez cassé ...

- Tu me r'mets, sale garce ?

Je serre les mâchoires et plonge mon regard dans le sien, comme un chien prêt à mordre. J'articule à peine, mais le ton est clair :

- Lâche ... moi. Tout d'suite ...

Il recule d'un pas en s'exécutant, comme face à un cobra prêt à mordre. Sage précaution. Dommage qu'il ne compte pas en rester là, si j'en crois les trois olibrius à la mine patibulaire qui l'accompagnent. Oh, oui, maintenant, je me souviens de lui. Un gars lourdingue qui avait essayé de me draguer, un soir où j'étais pas d'humeur. Bah, je trouve qu'il ne s'en était pas si mal tiré ...

- Tu vas m'payer ça, salope. J'vais t'remettre à ta place !

Je m'efforce de réfréner la rage que je sens monter. Non. Je dois pas me laisser aller en public. Sang-Ook n'apprécierait pas ... Et ça ne serait pas malin de me faire coffrer par la flicaille pour un truc pareil ! Je ferme les yeux et respire doucement, lentement. Puis je fixe d'un air las l'emmerdeur récidiviste.

- Écoute ... j'te ref'rais bien le portrait, là, maintenant, j'suis pas d'humeur. Alors ... fous le camp. Toi et tes potes.

Je le quitte du regard une seconde pour récupérer mon verre et en finir avec le fond qui y traîne. Une seconde. C'est suffisamment pour qu'il se décide à passer à l'attaque. Son poing m'atteint à la mâchoire. J'encaisse sans le moindre mal, mais la rage monte, aussitôt. Je ne peux pas l'enrayer. Et je ne veux pas. Il a attaqué le premier. Il n'a pas voulu saisir la chance que je lui ai laissé. Tant pis pour lui.

L'adrénaline fait aussitôt son effet. Les battements de mon coeur s'accélèrent en quelques fragments de seconde. Mes pupilles se dilatent. Mon visage adopte une expression bestiale, mais je m'en fous. Complètement. Le temps semble se ralentir. Son coup suivant est lent, si lent ... Je l'intercepte avec ma main. Sans montrer le moindre effort. Il essaye de se dégager, en vain. J'accentue ma poigne, à lui broyer les os. Son hurlement est étouffé par un direct du droit dans le plexus. Le souffle coupé, il s'effondre au sol.

Quand bien même les autres auraient voulu s'enfuir, ce n'est pas sûr que je les aurais laissé faire, désormais. Ils ont réveillé le monstre. Je n'arrive plus à réfléchir clairement. C'est à peine si je peux me retenir de les tuer pour de bon ... L'un d'eux tente un crochet. Maladroit. Le coup de pied qui percute sa jambe ne l'est pas, par contre ... Et un genou foutu, un !

Les deux gars restant s'immobilisent. Vont-ils s'enfuir ? Non, ils sortent un couteau à cran d'arrêt. La colère et l'adrénaline augmentent toutes deux d'un cran. Quelque part en moi, une petite voix me hurle de m'arrêter avant de commettre l'irréparable. Mais elle est trop inaudible, balayée par cette énergie qui coule en moi et qui ne demande qu'à se déchaîner ...