C'est dingue... Tout le monde trouve ça dingue. En venant, dans le bus, j'étais tellement occupé à inhaler le parfum envoûtant de la jolie Kaycee, qui était assise juste devant moi, à à peine quelques centimètres... que j'ai bien réussi à oublier cette histoire. Mais en franchissant les portes du lycée, tout m'est revenu comme... un poing à la figure ! Je trouve ça dingue... Une part de moi trouve ça fascinant. C'est pas rien, c'est sûr... Ils sont tellement différents de nous que j'arrive vraiment pas à les imaginer en train de faire des trucs normaux. Un à ma place, aujourd'hui, c'est tellement impossible ! C'est cela que j'aime chez eux... Ils me disent "Hey, tu fais partie de ce système ennuyeux et tu finiras à travailler dans un supermarché mais hey, t'as qu'à te dire que nous, on s'en fout des lois. Nous on est puissants" et je me sens à la fois aussi insipide qu'un bol de riz... mais aussi complètement excité.

Au début des actes terroristes, tout le monde a eu peur, c'est sûr... et encore maintenant, c'est le chaos mais... non, pas au Michigan. La vérité c'est qu'on s'ennuie, ici. Il n'y a rien d'intéressant et personne d'exceptionnel. Les mecs comme moi s'occupent en fantasmant sur des pouvoirs un peu dingues et sur les jupes des cheerleaders, tandis que le haut de la chaîne alimentaire nous bousculent dans les couloirs.

Aujourd'hui, rien... j'ai croisé deux trois brutes qui avaient pris l'habitude de me saluer en me poussant contre un casier, et qui là, parlaient de tout autre chose. A mon avis, ils devaient causer de l'info d'hier à la radio. Un mutant a été trouvé, capable sans lever le petit doigt de faire naître en vous une maladie mortelle comme un AVC ou une ostéoporose... Ca c'est terrifiant... presque assez pour me dissuader d'avoir envie de vivre ailleurs. M'imaginer qu'en regardant un mec de travers, ce dernier peut me plonger en moins de deux secondes dans un lit d'hopital avec un cancer en phase terminale... Ca fait froid dans le dos.
Mais cet homme-virus a tout de même réussi quelque chose : Les gens sont tellement occupés à parler de lui qu'ils ne s'occupent plus de moi. Pendant une journée, je vais être invis...

" Upf ! "

Mon épaule heurte violemment les casiers, tandis que l'autre est endolorie par un coup... je tombe à terre, déséquilibré et surpris, sur le ventre, tel un poulpe pathétique sorti de son océan. Je relève le menton en faisant une grimace et je vois Aaron, ce sale con, rire et se délecter de son méfait, partant sans un regard de plus à mon égard vers un autre loisir au moins aussi stupide ! Je déteste ce mec... Il peut pas regarder les infos comme tout le monde et me foutre la paix ?!
Je me relève douloureusement et regarde avec un air amusé les autres élèves, pour la plupart beaucoup plus amusés que moi. C'est même pas qu'ils s'en foutent de ce qu'il m'arrive, ce qui ne me dérangerait pas. C'est que je vois leur regard et que je vois très clairement que dès que j'aurai tourné le dos, j'entendrai ces rires anonymes qui s'estomperont bien vite dans les couloirs mais que je n'arriverai pas à oublier durant l'entièreté de cette journée... de merde.

Je ne dis rien, je veux juste m'en aller alors je me tourne vers le bout du couloir et suis happé par une vision magnifique. Dans mon jargon, on appelle ça un banc de sirène en jupe courte : les cheerleaders. Le septième jour, le Seigneur ne s'est pas reposé... Il a réfléchi au salut de l'humanité, a voulu donner un sens à la vie et a créé les pom-pom girls. C'est fou... Il suffit que je vois leur belles formes et la danse de leur déhanché pour que j'en oublie mon prénom. Quand l'une d'entre elles pose mon regard sur moi, je suis partagé entre la honte et le ridicule, alors je baisse les yeux et je fais comme si elles ne me voyaient plus.

" Doug ! "

Lorsque Ulysse était attaché à son mât, priant son équipage de le délier pour qu'il puisse succomber au chant des sirènes, je suis tout à fait certain que son plaisir a été gâché par un mec aussi nul que lui qui l'a appelé "Ul ! "

Alors je me retourne en levant les yeux... C'est Isaac, l'un de mes seuls amis.

" M'appelle pas comme ça. "

" Ouais comme tu veux... T'as vu les infos d'hier ? T'as un peu vu les maladies de folie qu'il peut refiler ? "

Isaac fait un mouvement de bras bizarre, comme un geste pour projeter quelque chose, accompagné d'un sifflement de dents indéterminé.

" On parle d'autre chose, tu veux ? "

" Comme tu veux. T'as vu le dernier Penthouse ? T'as un peu maté les nichons de la page soixante-deux ?! "

C'est évidemment pile à ce moment-là que je croise les yeux de Kaycee, marchant à vive allure pour rattraper le groupe des cheerleaders. La bonne nouvelle c'est qu'elle me regarde, ce qui bien sûr me paralyse sur la seconde... La mauvaise, c'est qu'elle m'a regardé sans doute à cause de notre discussion obscène. Elle savait déjà que je suis un loser... maintenant elle sait que je suis un pervers.

" J'ai pas envie de parler de cul avec toi, Isaac. "

Ce mec, c'est... comme du tabac. Il sent pas bon, colle aux doigts et tu sais très bien que c'est une très mauvaise idée de t'habituer à lui. Mais quand tu te sens super mal, t'es quand même content de l'avoir sur toi. Alors parfois je me dis que j'aimerais être seul plutôt qu'avoir un ami aussi nul mais... non.. j'espère que dans dix ans, je ne traînerai plus avec lui, que j'aurai plus le moindre contact avec ce mec, mais jusque-là, il est l'une des rares choses que j'ai.

" Bon ben parlons de choses chiantes ! T'as révisé histoire ? "

" ... "

Ouais, je suis pas beau gosse... je suis clairement pas à l'aise socialement, d'ailleurs je ne suis même pas drôle. On aurait pu se dire qu'au moins je suis une tête mais... je suis surtout hyper distrait et surtout très flémard et...

" Non j'ai zappé. "

J'en ai marre. Je sais que l'Etat arrête pas de nous sensibiliser au danger mutant mais des fois, ouais, j'avoue... j'ai carrément envie d'être comme eux. C'est une autre vie, des autres problèmes, mais au moins tu es défini par quelque chose, même si cette chose c'est un pouvoir. Ici, au Michigan, t'es rien. Je m'imagine sans cesse avec des pouvoirs de dingue, carrément glamours, style contrôler le feu, et casser la gueule à des mecs comme Aaron qui, pour une raison mystique que je n'ai pas encore décidée, s'en prendrait à des jolies nanas comme Kaycee. Et j'aurais tout sauf l'air d'un loser.

J'ai pas le temps de fantasmer davantage que je suis déjà dans la classe... L'interro a commencé et tandis que je m'apprête à tenter une réponse improvisée, trop lâche pour ne serait-ce que tenter de tricher sur mon voisin... je m'apperçois que mon stylo n'a plus d'encre.

Un regard sur ma gauche...

" Excuse-moi, tu n'aurais pas une cartouche d'encre ? "

Ma voisine m'ignore... Je répète ma question à mon voisin de droite qui me regarde froidement. Il faut que je tente cette question juste gênante à cinq personnes pour qu'au final, ce soit quand même Isaac qui me file cette fichue cartouche.

C'est qu'une cartouche, mon p'tit Steve... Va pas dramatiser pour une cartouche ! Sauf que cette cartouche, elle me prouve que je suis invisible et qu'au final, c'est peut-être tout ce que je déteste.