♣ Cher journal de mes deux, il y a deux mois ma petite soeur s'est mariée et moi je veux baiser son mec.

Ouah, elle s'y était pas attendue à celle-là, la psychologue, lorsqu'elle avait demandé à son patient d'extérioriser ses émotions sur papier. Il suffisait de voir cet air brièvement passer sur son visage, de la surprise, un certain choc, avant que le professionnalisme ne revienne prendre place sur ses traits, leur donner un air neutre et doux qui faisait tant enrager Noah. Qu'elle cesse un peu, d'avoir l'air aussi sereine, comme si les moindres problèmes allaient miraculeusement s'arranger parce qu'il passait deux heures semaine à lui parler de tout et de rien.


Cher journal débile, j'ai été forcé de revoir l'homme de mes rêves au bras de la très chère soeur de mon coeur. Jalousie à l'état pur. C'est malsain non? Il est pompier. Il est pompier, tu comprends pas, c'est badass et sexy .... Comment est-ce que j'ai fais pour supporter les dîners de famille jusqu'à maintenant tu peux me dire, connard de journal ?

Ouais bah non, ça s'améliorait pas vraiment, même après deux ans. Pas que Noah n'avait pas tenté de voir ailleurs. Il semblerait qu'en quelque part, rien ne pouvait le détourner de ce tout premier amour. Parce que c'est ainsi qu'il le qualifiait. Ça n'avait rien d'un béguin, d'une amourette passagère de jeune homme qui se découvre, non ... Non, c'était plus que cela. C'était fort et ravageur, pour la toute première fois, c'était une source d'alimentation constante pour son tempérament qui s'en nourissait et explosait à l'improviste en crises de colère et de jalousie. Il ne faisait pas de scène devant sa soeur. Ne disait rien. Mais il renversait les chaises dans le bureau de la psychologue, criait quand elle ne faisait que le regarder toujours aussi calmement, sans lui demander d'arrêter, sans perdre son calme, sans s'effrayer ... Il hurlait et voulait la prendre par les épaules, la secouer pour qu'elle réagisse enfin normalement ...

Il ne le faisait jamais ...
Crachait le reste de ses paroles sur le même ton en arpentant la pièce de mouvements rageurs, déballant jalousie et envies et phrases absurdes n'ayant aucun lien avec le sujet, finissait assis par terre les genoux contre son torse, la respiration haletante, à se demander où allait sa vie ...
Parfois il pleurait ...
Il le nierait toujours ensuite.


Mon existence est pâleur contenant vide. Un village ou il n'y a rien. Mon existence, c'est l'hiver, froid et chromé. Je fais comme s'il y avait quelque chose d'autre que le vide, comme s'il y avait de l'amour. Ce n'est que me détruire moi-même. Je suis toujours glacial malgré la brûlure au bas-ventre qu'il me provoque, tristesse grimacée pour feindre l'impassibilité devant foule qui n'a rien à faire de ma misère. Chaque nouvelle perte de contrôle, chaque baiser qu'ILS échangent est comme un vent polaire, cinglant et sans pitié, qui me désincarne un peu plus. Au-delà la folie me guette, gueule grande ouverte, à m'en donner le vertige... Je n'espère déjà plus à un jour trouver la paix intérieure. Fatalement, ma réalité revient sans cesse me couper le souffle.

Noah est un prénom qui a perdu tout son sens. Il ne m'appartient plus, il est celui d'un petit garçon qui a grandi en Australie dans la chaleur d'un nid familial où prédominait l'amour. Dans l'hiver de ma vie, il n'y a plus de traces de ce petit garçon derrière le brouillard. Il n'en reste plus rien, qu'un misérable petit corps gelé que mes doigts trop froids ne parviennent pas à réchauffer. À quel moment je l'ai égaré, même moi je ne saurais dire. Lorsque le vent s'est levé, échappant à mon contrôle. Lorsque sont tombés les premiers flocons et a fait éruption le premier volcan. Chaleur s'opposant à froideur dans un mélange explosif qui marque mon quotidien. Du petit Noah, il ne reste plus rien.
Where did I go wrong.... ?

Cher journal pardonne-moi, je dois t'arracher cette page car je ne serais assez fou pour révéler l'ampleur des dommages. Ils ne doivent pas savoir à quel point j'ai été brisé par la partie immergée de l'iceberg dont ils ne voient que la pointe.


12 ans. 12 ans depuis ce « Je le veux » qui aura changé bien des existences. 12 ans, ça donne de la maturité à un homme. 12 ans, ça te change quelqu'un, pour le meilleur ou pour le pire. 12 années n'avaient pas suffit à oublier, n'avaient pas suffit à guérir ... mais le temps apaise les souffrances, c'est vrai...

Cher journal, les temps sont toujours aussi durs mais les nerfs tiennent le coup. Peut-être mieux qu'avant, j'arrive à composer avec ma... condition. Je ne saurais comment l'exprimer. C'est comme si mon coeur en entier appartenait à quelqu'un qui en ignorait pourtant l'existence et donnait le sien à profuser à une autre. J'ai essayé, de le récupérer. Tel un dragon convoitant la richesse, bien inconsciemment, il l'a jalousement gardé. Je crois que j'arrive à vivre malgré tout sans mon coeur à donner. Au final n'en ai-je peut-être pas besoin. L'amour est une saleté de chose, c'est vrai.
J'aime mon boulot. J'aime mon boulot parce que je peux y faire le vide total et ne me concentrer que sur cette vie à sauver. Sur cette chaleur qui s'oppose à mon inhumanité et qui mérite la chance que je veux lui donner. Elle doit vivre. Elle doit diffuser partout cette chaleur à laquelle je n'ai pas le droit, et me laisser croire qu'à ma façon, indirectement, je met le sourire sur le visage des gens. J'adore mon boulot parce que mon esprit y est calme et mon tempérament est en sourdine. Mon sang-froid s'accroche et tient bon, ne m'abandonne pas au beau milieu de l'opération. J'adore mon boulot parce que j'y entrevois le petit Noah, derrière la fenêtre givrée, qui me fait un signe de la main.
... Je vais mieux, cher journal. Un petit geste de douceur dans mon quotidien, peut-être est-ce tout ce dont j'ai besoin. Je dois m'accrocher et garder le sourire, pas pour moi, oh non, mais pour le petit Noah, son souffle chaud faisant de la buée contre la vitre à travers laquelle il me regarde et me sourit...