« Qui êtes-vous ? »

Elle n’avait jamais aimé les longues séances d’introspection et l’invitation du psychologue à ce genre de réflexions intérieures la mettait mal à l’aise. Mais les faits étaient que cette séance, elle avait accepté d’y assister et que l’aspect doucereux de la femme en face d’elle acheva de la convaincre. Il fallait passer par là pour échapper aux griffes de ses démons. Kiara retroussa donc ses manches et s’apprêta à plonger dans les méandres de son passé. Car la clef de la guérison était là : si tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens.

« Le 9 mars 1957, Spire Cardiff Hopital – Maternity.
Voilà d’où je viens. La première goulée d’air que j’inspirais était celle des hôpitaux, comme la majorité des nouveau-nés. Mais je n’étais pas vraiment comme eux. Un cœur qui bat, deux jambes, deux bras… Mais des yeux vides de toute lueur. Je n’ai eu conscience de ma cécité que très tard. Comment voulez-vous faire croire en la lumière à quelqu’un qui a grandi dans l’obscurité ? J’ai pourtant grandi comme n’importe quelle gamine, entourée de parents aimants et aimés de ma personne. Oliver Shields et son épouse Victoria née Richardson, tenaient un parc animalier. Passionné du monde animal, mon père avait commencé à accueillir des animaux nés en captivité et laissés pour compte par leurs propriétaires, lassés. Son projet s’agrandit au fil des années et son mariage avec une belle galloise aux yeux verts fut en tout point une réussite car il trouva en son épouse une véritable seconde mère pour ces animaux. C’est donc tout naturellement que je fus très vite plongée dans la marmite. Mon éducation demandait beaucoup d’attention à mes parents. Mais en ça je ne les remercierais jamais assez : ils n’ont jamais baissé les bras. Je me souviens encore des longues lectures de ma mère au bord du lit, qui s’évertuait à me décrire les merveilles du monde dont je n’avais même pas la capacité d’imaginer. Je voyais à travers leurs yeux. Je dessinais mon environnement à l’aide de mes mains, au gré des leçons de braille à l’école et de mon père, qui continuait à m’emmener dans les enclos avec lui. Je me souviens de la douceur du pelage de chaque fauve, des naseaux frémissants sous mes doigts, des cuirs nus de toute couverture et des plumes sans couleurs et déjà si belles à mon toucher. J’appris à jouer du piano, de la guitare. J’aimais apprendre, je touchais à tout mais revenais constamment aux animaux. Cette passion coulait dans mon sang comme la sève dans un arbre. »

Elle prit sa respiration. Elle fixait nerveusement le presse-papier de la psychologue. Là commençait la partie de l’histoire qui serait sa gorge et son cœur. Toutes les bonnes choses ont une fin, c’est ce qu’on se dit. Mais on ne réalise que ça après, quand tout s’est écroulé quand tout s’est effondré et qu’il ne nous reste que ces vieilles paroles, ces vieux proverbes pour affronter le bonheur des autres.

« Ils me l’ont caché jusqu’au bout. Je ne leur en ai pas voulu, enfin je crois. Parce que quand il m’a dit au revoir ce matin là, je ne vis pas ses larmes. Et ça m’a donné un peu plus de répit avant la douleur. J’avais 14 ans mais je n’avais plus de père. Ca aussi c’est une chose que je n’ai compris que quelques temps après. Quand cette réalité se figea dans ma tête, avec une insolence insupportable et une tristesse infinie. »

Sa voix déraillait, les sanglots bloquaient ses paroles. Kiara n’était jamais vraiment passé au dessus de la mort de son père. C’était un obstacle qu’elle avait longtemps cherché à éviter mais qu’elle n’avait jamais franchi. Elle a pleuré, crié, prié même si elle ne croyait pas en Dieu. Lorsqu’un être nous ai arraché, nos certitudes sont bousculées. On implore des idoles qui étaient à nos yeux une pure fantaisie jusque là. Mais on donnerait notre corps pour que cette personne nous revienne, alors pourquoi ne pas commencer par donner notre foi ? Et malgré ce désespoir dévastateur, elle se souvient avec une précision affolante de ce jour. Sa mère l’avait laissé quelques heures à la maison, qui surplombait le parc animalier. L’adolescente qu’elle était encore se dirigea avec certitude vers les enclos des fauves ou plus particulier du fauve. Une femelle jaguar aussi noire que la nuit et aussi douce qu’une caresse comme la décrivait son père. C’était sa favorite lors des visites journalières. A l’aide de sa canne, elle retrouva le chemin sans hésitation et pénétra dans le parc en confiance. Car il fallait toujours aborder un animal avec confiance, pour qu’il vous accorde la sienne. Elle entendit le grondement familier et s’écroula sur le sol. Une position de faiblesse qui aurait été fatale pour n’importe quelle autre gamine. Mais le fauve s’approcha avec douceur. Et les doigts de Kiara s’agrippèrent avec force dans le pelage de ce dernier. Les perles salées roulaient sur la soie foncée. Le spectacle était aussi incroyable qu’inédit. Une jeune fille pleurant la disparition de son repère au creux des battements de cœur d’un jaguar. Et lorsque les larmes cessèrent de couler, Kiara ouvrit les yeux. Pour de bon. Et croisa pour la toute première fois le regard si perçant du fauve. Son cerveau mit quelques secondes à assimiler les informations. Toujours à terre, elle se détourna un instant. Le monde était là, devant elle. Rien n’avait encore de signification pour elle, comme une seconde naissance. Quand Victoria trouva sa fille ainsi prostrée sur le sol, elle ne saisit pas tout de suite l’étincelle dans les yeux vairons. Et ce n’est que quand celle-ci porta des doigts plein de douceurs à son visage pâle, et qu’un « Tu es si belle… » S’échappa de ses lèvres qu’elle comprit vraiment.

« Je crois que c’était une mauvaise idée de prendre ce rendez-vous. Excusez-moi pour cette perte de temps. Au revoir. »

Kiara attrapa la veste en cuir qu’elle avait posé sur le siège et se leva précipitamment. Elle traversa la salle d’attente sous le regard courroucé des autres personnes mais elle n’en avait cure. Ses jambes la portèrent sans difficulté vers le square où elle finit par retrouver la seule silhouette qui lui était familière après tant d’années. Pourtant son cheminement intérieur se continuait.

Rendue euphorique par la nouvelle, la mère de Kiara l’emmena aux urgences pour déterminer la raison de la disparation de sa cécité. Mais la voiture n’eut pas le temps de se garer que le cri déchirant de la plus jeune glaça le sang de sa mère. Le néant était revenu devant ses yeux. Les médecins expliquèrent cela comme une tentative de production de cellules de la part de son organisme mais qui n’avaient pas résisté aux rayons du soleil. Mais Kiara savait. Elle savait car elle passait plus de temps avec Ellips, la femme jaguar. Et avait découvert qu’à son simple contact la vue lui était rendue. Malgré ça elle garda le silence. Sa mère n’était plus la même après la disparition de son père et l’annonce d’un tel phénomène ne serait pas bienvenue. Mais malgré ça Kiara ne s’approchait plus de la panthère. Ni des autres animaux et encore moins des humains. Elle avait découvert que son « pouvoir » ne touchait que les animaux mais fuyait tout de même le toucher des autres. La jeune galloise arriva donc à la fin de son cursus scolaire de lycéenne en portant ce secret. L’année de ses 19 ans, sa mère était rongée par la dépression et la culpabilité de ne pas s’occuper assez bien de sa fille. Elles discutèrent longuement pour en venir à la décision qu’il était bon que Victoria se détache de cet endroit. Son frère Ian habitait à New-York et possédait un appartement où il pourrait accueillir les deux femmes pour un nouveau départ. Le parc animalier ferma ses portes et les animaux furent répartis dans divers autres zoos. Deux ans plus tard, la vie New-Yorkaise semblait bien convenir à la mère de Kiara qui annonça à cette dernière qu’elle comptait se fiancer avec John, un informaticien qui selon ses dires « l’aidait à revivre ». Mais Kiara n’avait pas eu cette capacité à passer au dessus du deuil de son père et n’apprécia pas ce changement. Elle déclara avoir besoin d’air, attrapa sa canne et sortit à l’extérieur. Une femme jaguar n’avait pas quitté son quotidien, et elle avait retrouvé sa trace grâce à sa mère. Un cirque sédentaire l’avait rachetée. Au gré de ses visites avec sa mère, les dompteurs commençaient à la connaître et à l’apprécier. C’est là-bas qu’elle se dirigeait, en cn jour de septembre habituel, et donc pluvieux, qui l’obligea à héler un taxi. Cette trahison raisonnait dans ses oreilles et dans son cœur. Les larmes coulaient encore lorsqu’elle tapota l’épaule du chauffard pour lui donner la paye du trajet. Ce dernier cria, à l’unisson avec Kiara qui découvrit l’intérieur du taxi avec panique. Ses yeux étaient de nouveaux fonctionnels à l’inverse de ceux du chauffeur qui fonça sans aucun contrôle de son véhicule dans un camion. Kiara fut projetée en avant avec force tandis que le corps du chauffeur s’écrasait avec horreur dans le pare-brise, avant même que les airs-bag ne puissent réagir. Par miracle, la jeune femme réussit à s’extirper. Forte de sa nouvelle vision, elle traversa la foule sous les acclamations pour échapper à son passé, qu’elle avait laissé sur les sièges de ce taxi.

Jusqu’à son entrée à l’institut, Kiara vivait avec la compagnie du cirque qu’elle avait intégré, pour rester près d’Ellips, la jaguar qui partageait ses yeux. En effet la jeune femme avait, toujours en secret, appris à contrôler son don et ne plus absorber la totalité de la capacité visuelle du fauve en fonction de la durée du contact. Elle évitait aussi le contact humain, de peur d’un dérapage qui froisserait sa couverture. Se yeux s’étaient enfin ouvert sur un monde qu’elle s’était approprié… ou presque.