Bavière, 1953. « Achim ! » appelait la fillette, « Achim ! » Le garçon continuait de courir sans se retourner, laissant à chacun de ses pas une empreinte dans l’épaisse couche de neige qui recouvrait la petite colline. Il n’était pas très grand pour son âge, et il s’enfonçait parfois dans la neige, manquant de tomber et de glisser en arrière. « Dépêche-toi ! » cria-t-il à l’adresse de la fillette qui avait décidément du mal à le suivre. « Achim, attends-moi s’il te plait ! » Mais le garçon n’obéissait pas. Il ne reviendrait pas en arrière, c’était décidé. Ce n’était pas de sa faute si sa sœur courait moins vite que lui, il n’allait tout de même pas l’attendre, et puis s’il l’attendait, ce ne serait plus une course. « Gagné ! » Le garçon leva les deux bras en l’air en sautillant avec joie. La fillette mit plusieurs secondes avant d’arriver à son tour au sommet de la butte, sous les railleries du garçon. « Arrête. » dit-elle d’un ton sec –et cette fois-ci, il obtempéra. Tous deux s’assirent dans la neige, et le garçon déposa un baiser sur la joue de la fille. « Tu t’es bien défendue. » Elle faisait toujours mine d’être vexée, mais ses yeux souriaient à sa place. « Je sais. » Son ton était toujours sec et cassant, mais son visage s’était adouci. « N’empêche, tu aurais quand même pu m’attendre. » Il ne répondit rien et se contenta de sourire.
Achim –puisque c’était son prénom, prit deux poignées de neige dans ses mains, et les souleva jusqu’au niveau de ses yeux. « Est-ce que tu crois à la magie, Josepha ? » demanda-t-il. Elle hocha la tête. « Ne m’appelle pas Josepha ! » [color:7ea5=CornflowerBlu ]« Alors ? » « Non je n’y crois pas. » « Pourtant regarde… » Achim ouvra grand les paumes de ses mains sur lesquelles étaient posées les deux petites boules de neiges, qui se mirent à fondre à grande vitesse, coulant en filets le long des gants d’Achim, qui s’élevèrent ensuite dans les airs et dansèrent comme deux longs rubans sous le vent. « Je crois que je suis un magicien, Jo. » La fille ne disait rien, ses yeux écarquillés suivant du regard la lente danse des filets d’eau. « Arrête ! » dit-elle d’un ton impérieux après avoir repris ses esprits. Achim protesta vigoureusement, mais Jo eut raison de ses gémissements mécontents. « Tu sais très bien ce qui t’arrivera si jamais les parents voient ce que tu es en train de faire. Tu sais ce qu’ils font aux montres de ton espèce, rappelle-toi... » Achim se renfrogna. Les paroles de sa sœur le blessèrent profondément. « Je ne suis pas un monstre ! » « Si. » La sentence était tombée, sans appel, froide comme une gifle. Achim était un monstre. De nombreuses années plus tard, durant l’été 1968, alors qu’elle venait de se marier, Josepha Beatrix May, née Fischer, fille de Beatrix et Felix, sœur jumelle de Joachim, fut retrouvée noyée dans le lac de la propriété famillale, dans lequel elle était allée se baigner.

Hong-Kong, 1969. Deux hommes vêtus de longs imperméables marchaient à vive allure dans une petite ruelle mal éclairée. Leurs silhouettes se détachaient mal dans la semi-obscurité dans laquelle ils étaient plongés, et ils ressemblaient parfois à deux fantômes agités. Ils s’exprimaient rapidement en Cantonais, et l’intonation de leurs voix laissaient transparaitre leur nervosité. Lorsqu’ils tournèrent l’angle de la ruelle et bifurquèrent sur une rue un peu plus grande, mais à peine plus éclairée. Ils ne ralentirent pas, et accélérèrent même légèrement. L’un deux jeta un coup d’œil anxieux derrière lui, s’assurant qu’ils n’étaient pas suivis. Une voiture s’engouffra dans la rue, ses phares à pleine puissance éclairant brutalement les deux hommes qui baissèrent aussitôt la tête, et marchent encore un peu plus vite. Leurs réflexes étaient rapides et démontraient une habitude de ce genre de situation. La voiture passa à côté d’eux sans s’arrêter et disparut dans la nuit de Hong-Kong. Les deux hommes poursuivirent leur chemin, puis prirent une autre petite ruelle sur leur gauche. Une averse se déclencha soudain sans crier gare sur la ruelle, et le deux hommes se mirent à courir, en criant pour s’entendre par dessus le bruit des gouttes d’eau tambourinant contre les toits autour d’eux. Ils s’arrêtèrent devant une vieille bâtisse dont la porte était branlante. Le plus grand des deux sortit un revolver de sous son imperméable, tandis que l’autre sortit une petite mitrailleuse. Ils entrèrent. La vieille maison n’était éclairée que par la lumière du lampadaire qui filtrait par la porte ouverte, par les fenêtres défoncées et par le toit troué en de nombreux endroits. Une forte odeur de moisi se dégageait de la charpente et des quelques meubles qui pourrissaient dans ce qui avait dû être à une époque la seule et unique pièce de la maison. Les deux hommes, leurs armes prêtes à être utilisées, tournèrent quelques secondes dans la pièce. Ils échangèrent quelques mots en Cantonais après avoir vérifié que personne ne se cachait nulle part, et tentèrent de trouver un endroit sec que la pluie n’atteignait pas –en vain. Une voix raisonna dans la maison, s’exprimant dans un anglais parfait. « Looking for someone, I trust ? » Les deux hommes se tournèrent d’un même mouvement vers la porte d’entrée et pointèrent leurs armes dans la direction de la silhouette sombre qui entrait. « Oh drop your guns, I’m not here to play. » La voix appartenait à un jeune homme athlétique vêtu d’un imperméable beige et d’un jean bleu foncé. Son visage était beau, mais froid, et affichait un air narquois. Il ne semblait pas embêté le moins du monde par l’averse qui filtrait par le toit. Le plus petit des deux hommes dit alors d’une voix nerveuse, avec un fort accent : « Arre you misterr Osseanne ? » Le jeune homme fit mine de ne pas comprendre. « Who ? » Il sourit. « Ocean ? Yes, that would be. » Les deux hommes se précipitèrent sur lui, le menaçant de leurs armes. « Whhe’e iss ou’ moni ? » ‘Ocean’ éclata d’un rire méchant, qui n’avait rien d’un rire, mais tout d’un claquement de fouet, et qui résonna violemment dans la maison vide. « Is money all you think about ? » Le plus grand et le plus musclé des deux leva son revolver et pointa son canon droit entre les deux yeux d’‘Ocean’, qui ne se départit pas de son sourire moqueur. Aucun des deux hommes ne remarqua qu’un petit filet d’eau filtrait sur le sol par la porte ; et que dans la maison, les flaques d’eau semblaient se mouvoir, doucement, silencieusement, lentement, pour toutes se réunir sous leurs pieds. L’immense flaque ainsi constituée s’éleva alors et rampa le long du corps de l’homme, l’emprisonnant dans une camisole d’eau glaciale et polluée, ne laissant que sa tête à l’air libre. Il se mit à hurler, lâchant son revolver sur le sol. L’autre homme fixait son comparse sans dire un mot, comme pétrifié. ‘Ocean’ s’empara du revoler abandonné, et le pointa en direction de l’homme emprisonné, qui poussait des hurlements de dément en Cantonais. « Shut up. » dit ‘Ocean’ calmement. Son sourire avait disparu, et dans ses yeux brillait une lueur étrange, qui n’était pas le reflet de la lumière du lampadaire, mais semblait provenir de l’intérieur de lui-même.[ color=CornflowerBlue]« I said, shut-the-fuck-up ! »[/color] Les deux Hongkongais criaient à présent, pris de panique. ‘Ocean’ tira un coup de revolver en l’air, ramenant le silence dans la maison, en dépit des sanglots de l’homme emprisonné. « Give me your gun. » ordonna-t-il au second homme. Devant son hésitation, il pointa son revolver sur son comparse. « Give me your gun or he goes. » L’autre s’exécuta, terrorisé, et jeta sa mitraillette aux pieds d’‘Ocean’ qui, sans tenir compte de sa promesse, tira un coup de revolver en direction de l’homme emprisonné. La camisole d’eau explosa, de même que sa cervelle, éclaboussant ‘Ocean’ et l’homme restant d’eau et de sang. ‘Ocean’ semblait proche de l’extase, comme si en lui, une âme barbare se repaissait de cette scène d’horreur et des hurlements fous du survivant. ‘Ocean’ pointa son revolver vers lui, ce qui le fit taire immédiatement. « Good. Now, listen carefully, you fucking son of a whore. You go and tell that arsehole boss of yours that he shouldn’t have trusted the wrong person with his money, alright ? » L’homme apeuré acquiesça en gémissant. « And should he ever send someone after me, I’ll find him, and I’ll rip his ugly face off, understood ? » Nouveau signe de tête affirmatif. « Very well. » ‘Ocean’ se dirigea vers la porte ouverte, mais s’arrêta au moment de franchir le seuil, et tourna la tête vers le survivant. « Hold your breath. » Au même moment, dans un fracas assourdissant, le toit céda et des trombes d’eau sale se déversèrent à l’intérieur de la bâtisse.

New York, 1969. « Nos deux petits tourtereaux ! Les voilà enfin ! » Achim sourit d’un air contrit alors qu’une vieille bourgeoise lui pinçait la joue. « Quel beau garçon ! » Il jeta un regard amusé en direction de Vera qui se faisait inspecter sous toutes les coutures par Beatrix Fischer. « Vous ne mangez pas assez ma chérie. » lui dit Beatrix dans un anglais très allemand. Vera, trésor de patience, éclata de rire, un rire cristallin et surnaturel, et posa gentiment sa main sur l’épaule de Beatrix. « Détrompez-vous Frau Fischer, je mange comme quatre, mais je ne prends jamais de poids. » Toute l’assemblée rit et la regarda d’un air attendri. Vera savait charmer les foules mieux que quiconque. Elle était belle et gentille, sa voix était agréable et douce, semblable à une mélodie mélancolique. Son regard brillait d’une lueur vive, ses longs cheveux blonds rappelaient ceux des fillettes joyeuses. Son accent britannique, ses bonnes manières, sa pose parfaite, son visage fin, tout faisait oublier que son père était un homme violent qui rouait sa femme de coups, que la fortune familiale était partie en chimères il y avait bien longtemps et qu’il ne restait à Vera que son visage pour se faire une place dans ce monde. Achim ne l’oubliait jamais, il n’oubliait jamais les faiblesses des autres. Il entendait les cassures derrière son rire enchanteur, il sentait les fissures sur sa peau douce comme celle des bébés. [color=CornflowerBlue]« Vera ! » appela-t-il lorsque la vieille dame eut terminé de lui pincer les joues. Vera s’approcha de lui et il lui chuchota à l’oreille : « Que dirais-tu de t’éclipser ? » « Mais on vient juste d’arriver, Joachim ! » « Peu importe ! Et je t'ai déjà dit cent fois de ne pas m'appeler comme ça ! » Vera combattit pour rester mais elle finit par se rendre, et tous deux quittèrent la réception. Ils faillirent se faire repérer lorsqu’ils manquèrent de tomber nez à nez avec Blaise, le frère ainé de Vera, un homme sombre et malheureux, mais ils parvinrent à se cacher, le temps qu’il retourne à la réception. Pouffant de rire, Vera et Achim s’enfuirent du restaurant en courant. « Qui s’enfuit de ses propres fiançailles après seulement cinq minutes ? » s'esclaffa en riant Vera tandis qu’ils grimpaient dans le premier taxi venu.
La nuit new-yorkaise était chaude en ce mois de juillet, presque suffocante, et ils accueillirent le frais de la luxueuse chambre du Ritz avec force soulagement. Vera s’endormit rapidement dans le lit confortable, mais Achim ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il se leva, enfila une des robes de chambre de l’hôtel, et vêtu uniquement de cela, descendit à la réception, où après quinze minutes de négociations, il parvint à convaincre le réceptionniste de le laisser aller se baigner dans la piscine sur le toit. Le remerciant d’un clin d’œil, il se hâta d’aller prendre l’ascenseur qui lui conduisit sur le toit. A peine arrivé, il sentit déjà les effets bénéfiques de la présence toute proche de son élément. Achim s’approcha de la piscine, défit la robe de chambre et se laissa lentement glisser dans le bassin. Ses poils se raidirent sur ses bras, sa peau fut parcourue de milliers de frissons qui se croisèrent et dansèrent sur son corps. Ses pupilles se dilatèrent, ses poumons se gonflèrent. Il revint subitement à la vie. Vera lui semblait loin, avec son joli sourire, ses longs cheveux blonds, ses yeux ravissants, sa dignité, sa noblesse de stature et sa pauvreté. Il n’entendait plus Jo lui dire qu’il était un monstre. Il ne voyait plus le visage surpris et heureux de ses parents lorsqu’il leur avait montré son don. Il n’existait plus rien dans l’univers que cette infinie étendue d’eau et son corps nu en harmonie.