Vous voyez cette femme, celle qui a tout pour plaire : outrageusement belle, intelligente, douée et qui attire une foule de gens ? Faîtes une grosse croix rouge au stylo indélébile sur mon visage, parce que ce n’est vraiment pas moi.
Je suis plutôt quelqu’un de banal en réalité, aussi bien physiquement que mentalement. Loin d’être solitaire, mes amis se comptent sur les doigts de ma main. Non pas à cause de ma timidité, puisque c’est tout le contraire, mais parce que j’ai tendance à attirer le mauvais œil. Alors naturellement on évite de me côtoyer trop longtemps. Donc en résumé : pas forcément moche, quand même, niveau intellectuel moyen, malchanceuse et relations amicales réduites.
Pour couronner le tout, je porte un prénom de mec. Ethan. Parce que mes parents se sont toujours dits que
le prochain s’appellerait Ethan. Avec les aînés, Jimmy et Nolan, c’était tout à fait logique, pour eux, que le troisième, autrement dit moi, soit du même sexe. Et ils n’ont pas eu l’idée de changer de nom parce que
ça reste original. Mais je m’estime tout de même heureuse, attendez ! Imaginez un peu si j’avais non pas deux frères mais deux sœurs et que plus tard une barbe venait me ronger le visage… Ethan reste plus facile à assumer pour une jeune femme que Rose pour un homme viril comme il le faut ! Bonjour la crédibilité sinon…
Ethan représente la force et, à en juger ma silhouette un peu frêle, elle ne se cache certainement pas dans ces muscles dont on douterait presque de leur existence. Dans mon cas, il serait probablement davantage question du mental, si cette force avait grandi en moi. La sensibilité ça me connait, je ne parle pas de ce visage impassible et de ce cœur de pierre, non. Plutôt… Comment dire ? Eh bien plutôt de ce combat acharné contre des pensées involontaires. Et, jusqu’à aujourd’hui encore, à chaque fois, c’est la même chose : je gagne à moitié.
***
Peignoir enfilé, j’ouvre la porte de la salle de bain. Le contraste de température me frappe et l’envie d’éternuer me prend même. J’aurais dû me sécher les cheveux. Me retenant de peu, je resserre mon doux tissu contre moi et mes pieds nus s’empressent de rejoindre la cuisine. Casserole. OK. Eau. OK. Couvercle. OK. Feu. OK. Paquet de pâtes sorti. OK. Et je repars aussitôt pour aller m’habiller. Mon index glisse sur l’interrupteur de ma chambre, un coup d’œil attendri à mon lit défait où dort encore paisiblement Biscuit, mon chat angora gris, et j’ouvre l’armoire la seconde suivante. Vient très vite la question existentielle : que mettre ? Les volets fermés, j’entreprends alors de les entrebâiller légèrement: bien que je sois au troisième étage, loin de moi l’envie de me faire surprendre par des pervers dans les immeubles aux alentours. Hissée sur la pointe des pieds, mes mains en appui sur le rebord de la fenêtre, j’interroge silencieusement le ciel. Quelques nuages blancs, peu de vent visiblement, et le soleil est au rendez-vous. Bonne pioche. Ce sera ma robe noire donc. Je retourne la chercher, avec une paire de collant assorti. Le peignoir s’échoue sur les draps, je réajuste la robe et m’affale sur le lit pour m’occuper du bas. Mais un doute me gagne et les collants se retrouvent abandonnés sur la couverture tandis qu’un soupir m’échappe.
Je traverse à nouveau le couloir, m’arrête à la cuisine et découvre sans surprise le feu éteint. Mon ventre grogne et me rappelle désespérément qu’il serait plus que temps de passer à table. Le gaz rallumé, je fais mine de tourner les talons pour le surprendre… Toujours allumé.
"N’y pense pas et tout se passera bien… Par contre…"
Par contre je n’aurais clairement pas dû laisser mes collants comme ça, à narguer effrontément cette petite boule de poils. Et puis non, Biscuit dort comme un loir. Et si… ?
"Mince c'est fichu, trop tard…"
Je passe la tête dans l’encadrement de la porte de ma chambre. Mes craintes se confirment mais j’abandonne vite en voyant la moue craquante de mon matou qui s’amuse comme un petit fou. Et puis avec l'habitude, j'ai appris à toujours relativiser. Tant pis, pas de collants aujourd’hui !