Dans un tout petit appartement miteux, loué pour deux sous, il y avait réunion de crise.
C'était en 1954. Dans la cuisine crasseuse du trois pièce de monsieur et madame Sulivan, la poussière, les poubelles ou les moisissures côtoyaient les casseroles, l'évier, ainsi que la nourriture. Une mouche traversait la pièce de long en large, sans faire vraiment attention à la colère et à l'incompréhension des trois personnes qui se trouvaient en dessous d'elle. Si elle avait eu des oreilles, elle aurait put entendre des choses terribles, mais, heureusement pour elle, elle n'en avait pas. Mais elle avait faim. Elle se posa alors sur une tache de graisse collée au plan de travail depuis longtemps, et se mit à lécher la substance collante. Soudain, une main la chassa d'un mouvement distrait. Cette main, c'était celle de madame Sulivan.
Madame Sonya Sulivan, une femme digne et forte, était ce genre de personne qui pouvaient endurer mille guerre sans sourciller. Elle possédait une force de caractère énorme, et c'était ce qui faisait tout son charme. Ses cheveux blonds et longs, habituellement serrés en un chignon strict, étaient aujourd'hui lâches et tombaient en cascade sur ses épaules. De la main qui n'avait pas chassé la mouche, elle tenait fermement un verre de vin blanc. Elle ne buvait que très rarement, lors des grandes occasions, ou lorsque la situation méritait un petit remontant.
Son mari, Andrew Sulivan, était un homme plutôt bourru, aux gestes saccadés et maladroits. Il possédait cependant un grand coeur, et avait épousé sa femme, quatre ans plutôt, dans une petite chapelle environnante. Il aimait sa femme plus que tout, et jamais au cours de sa vie il n'avait levé la main sur elle. (Ni sur qui que ce soit d'autre d’ailleurs.). Il qualifiait sa vie de "parfaite", et aimait les gens. Mais, récemment, un évènement plus que troublant était venu perturber sa vie si parfaite. C'était pour ça que la troisième personne qui se trouvait dans cette pièce était là.
Lucie Luna, soeur aînée de Sonya, qui n'avait jamais trouvé un homme avec qui se marier. A bientôt quarante ans, elle vivait toujours seule chez elle, et sa vie était monotone et noire. Après avoir sombré deux fois dans l’alcoolisme, elle avait décidé de prendre sa vie en main et de se bouger un peu.

Personne ne parlait dans la cuisine. Un silence de mort régnait. Le sujet était grave. Alors, Andrew se décida a prendre enfin la parole. D'un ton un peu pataud, il déclara :

-Eh bien, oui, nous avons un problème. Et même un gros. Je... Je ne sais pas quoi dire. Explique lui, toi !

Il avait désigné du doigt sa femme, qui venait de boire une grosse gorgée de vin. Après un hoquet involontaire, elle expliqua :

-Lawrence. Mon fils. Il a tout juste deux semaines... Je ne sais pas ce qui s'est passé. Andrew croit même que je l'ai trompé... Je ne comprends vraiment pas !

Lucie ne comprenait pas un seul mot de la conversation qu'elle était en train d'entendre. De nature un peu simplette, elle était très facilement influençable, et n'avait pas vraiment de personnalité. Mais pour le coup, elle avait raison de ne pas comprendre. Elle demanda alors qu'on lui ré-explique tout depuis le début.
Andrew lui lança un regard noir. Il n'aimait pas ressasser ses noirs souvenirs. Mais il se força quand même à parler :

-Tu sais bien que Sonya était enceinte. Tout se passait comme prévu, et il n'y avait aucun problème. Et si elle ne me ment pas, je suis bien le père de cet enfant. Tu ne m'a pas trompé hein ? S'enquit-il auprès de sa femme pour s'assurer de sa fidélité.

Sonya fit "non" pensivement de la tête, tout en continuant à siroter son verre.

-Et, le jours de l’accouchement... Ce n'était pas vraiment comme on l'aurait voulu. Le médecin nous avait pourtant certifié que tout était absolument normal dans sa grossesse. Mais, faut croire que quelque chose s'est mal passé. Lorsqu'on a vu le bébé... J'ai cru que j'allais vomir.

Quelques mètres à côté, dans un petit berceau, les couvertures remuèrent. Un tout petit bébé, qui répondait au nom de Lawrence se trouvait en dessous. Il ne comprenait pas ce que les adultes autour de lui disaient, mais il savait que ce n'était pas quelque chose de joyeux. Les bébés ont un sixième sens, et il pouvait savoir que ça ne présageait sans doute rien de très bon. Mais, peu concerné par toute cette histoire, il se tourna vers le côté et se rendormis presque aussitôt.

-Sur ses côtes... Il avait comme... Comme des fentes. Des trous, des choses horribles. On pouvait presque passer un doigt dedans. Quelle horreur.

Dans un accès de peur, ou de tristesse, ou encore de colère, Sonya se mis à sangloter. Elle avait enfanté un monstre, et l'avait en horreur. Un long frisson lui parcouru le dos.
Ce qui se passa ensuite se passa de mots. Personne n'eut besoin de parler. Sonya posa son verre sur la petite table de la cuisine et s'approcha du berceau de son fils.
Lawrence dormait à poings fermés. Ses petites maints étaient relevées dans une position de victoire, qui n'en était pas vraiment une. Ses petits cheveux, presque invisibles car blonds étaient en bataille au dessus de sa tête. Sa mère souleva délicatement les couvertures et ouvrit le vêtement que portait Lawrence.
Alors Lucie put voir. Au niveau des côtes du bébé, trois branchies à gauches et trois à droite fendaient le bébé, comme s'il avait reçu un coup de griffe. Elle laissa échapper un cri étouffé. Ses yeux ne pouvaient pas se détacher de l'horrible malformation qui "gâchait" ce petit ange. Elle se tourna alors vers Andrew, puis vers sa soeur, qui avaient gardés le silence.

-Mon dieu mais qu'avez vous fait ? Murmura-t-elle.

-Nous aimerions te demander une faveur, poursuivi Sonya, en ignorant la question de sa soeur.

-Laquelle ?

Sonya se tourna alors vers sa soeur. Elle pleurait, et ne voyait quasiment plus rien à cause des larmes qui lui bouchaient les yeux.

-Prends-le. Garde-le, vends-le, brûle-le même, mais éloigne-le de nous. Je t'en supplie. Je ne supporte pas.

La douleur de Sonya était compréhensible, mais Lucie se demanda quand même pourquoi elle ne voulait pas le garder. Car même si elle n'était pas très maline, elle éprouvait beaucoup d'amour pour les gens qu'elle connaissait de près. Et ce petit enfant, couché dans son berceau ne faisait pas exception. Il avait des branchies, certes, mais il n'en restait pas moins adorable à ses yeux.
Elle pesa rapidement le pour et le contre, mais son choix était déjà tout fait : Elle avait toujours rêvé d'avoir un enfant, et sa soeur n'en voulait plus.
Elle releva la tête vers Sonya. Elle était fin prête à prendre sa vie en main, et à devenir une mère aimante et juste pour le petit Lawrence, qui venait de se réveiller à cause d'une mouche qui avait jugé bon de se poser sur son visage...

Terminé